Dans le train pour l’aéro­port à l’heure des cir­cu­la­tions pen­du­laires. Ceux qui bail­lent, dor­ment, se réveil­lent, ceux qui tra­vail­lent. Une grosse fille s’as­soit dans le com­par­ti­ment. Ses genoux ros­es touchent les miens. Elle déplie une ordi­na­teur, lis et relis une page de notes. Faciès empâté, regard sans fond, pan­talons de flanelle. Je fronce les sour­cils. Le logo sur le coin de la page qu’elle lit avec tant de sérieux, peut-être un for­mu­laire d’embauche, je le recon­nais. Je coudoie Gala: Forum économique mon­di­al. Pau­vre femme. Au ser­vice. Vingt ans et bien­tôt digérée par la machine, par ceux qui la fab­riquent et pour qui elle fonc­tionne. Plus tard nous par­lons de St-Exupéry. J’évoque pour Gala le début de Terre des hommes. Le pilote gagne l’aéro­port en bus. Per­son­nages de fonc­tion­naires bal­lotés, ambiance tiède, mépris inqui­et de St-Exupéry. Le héros est à l’étroit dans ce quo­ti­di­en gris. Il n’aime pas la réduc­tion, le dit. Il par­le du méti­er de mécani­cien, du sur­vol des Andes, de Buenos Aires et de l’omelette de huit oeufs qu’il mangera avant de remon­ter dans l’ap­pareil de l’Aéro­postale. A son tour Gala fronce: toi, tu aimes St-Exupéry? Je fais val­oir que l’hu­man­isme poé­tique du petit prince ne traduit pas le sen­ti­ment réel de St-Exupéry. Comme d’autres avant-guerre (Zweig, De Rouge­mont, Adorno) il pressent la réduc­tion indus­trielle de l’homme. A Lau­sanne la future employée du Forum mon­di­al se lève. Mon impres­sion: elle va se livr­er. Elle se met dans la file des voyageurs qui descen­dent sans grande énergie, avec une sorte de fatal­isme triste. Pour cette rai­son même il est à pari­er qu’elle obtien­dra son poste, se soumet­tra à l’e­sprit d’en­tre­prise et défendra sans état d’âme ses patrons crim­inels. — “Mais pas du tout, ils sont très gen­tils, ils me trait­ent bien”. On con­naît la chan­son. Lau­sanne — le train se vide, se rem­plit, repart. Au bout de rente min­utes, à la hau­teur de Pont-Rouge, les voyageurs remuent sur leurs sièges, se recoif­f­ent, rangent leur atti­rail, se lèvent, descen­dent, filent à grande vitesse vers la bouche de souter­rain. Plus tard nous pas­sons les con­trôles de l’aéro­port. A neuf heures nous mon­tons dans l’avion. St-Exupéry, dans Pilote de guerre me sem­ble-t-il, par­le de ce que nous vivons, cette ère où les voy­ages en avion seront devenus courants, à la manière d’un noble privé de ses droits et qui devine la fin d’un monde.