Dans un monde pacifié Dieu est la limite qui ouvre à l’homme son champ d’expansion, mais le principe acquis de la mécanisation du progrès et de son contrôle par la seule volonté rabat l’homme sur le présent qui dès lors lutte éperdument pour remplacer le champ du réel par un second champ du réel puis par un troisième et ainsi, à l’infini. Bientôt épuisé mais niant par orgueil son épuisement il n’a plus qu’un souhait, déclencher la catastrophe qui mettra fin à son règne sur les choses.
Mois : mai 2013
Profitant de quelques rayons de soleil je m’applique à nettoyer le vélo que j’emporte lundi pour faire le tour de Castille par les sentiers en commençant par le cadre, partie la plus accessible, ronde sous le chiffon et singulièrement inutile sous le rapport de la propreté puisque seul compte le fonctionnement huilé des parties mécaniques mais que je me suis toujours fait un devoir depuis l’achat de mon premier vélo en 1991 à la veille d’emprunter le chemin de St-Jacques de faire briller avant tout usage intensif. Et comme j’astique le vélo en public, devant l’hôpital des bourgeois dont je finis par faire, à mesure que je disperse la bouteille de pétrole, le lave-vitre, le jeu de clefs, puis me dévêtant, ma veste et mon pull, un jardin privatif, une famille en balade dominicale ce jour de Fête-Dieu s’arrête pour voir si je ne peux m’attaquer à leurs vélos et à ceux de leurs enfants.
Il semble que je ne sais plus ce que je dis. Non pas quand je le dis mais une fois que c’est dit. J’oublie, ne me souviens plus, dit Gala. Cela peut vouloir dire plusieurs choses: je spécule, j’invente, je fabrique et ces moments glissent dans le néant comme ils en sont venus, mon cerveau est troué ou enfin Gala se plait à m’effrayer. Ou encore je parle trop. Ce qui est toujours vrai et mérite d’être dit.
Congrès d’ufologues à Roswell dans le Nouveau ‑Mexique. Déformation professionnelle, je comprends. Elle est le résultat de la répétition du geste, des paroles, des stratégies, des attitudes. De même je comprends les répercussions physiques, cou mafflu des bouchers, fessiers des ouvriers à la chaîne, lunettes de l’informaticien, raideur du portier, mais jamais je n’aurai cru que les ufologues ressemblaient à ce point à des créatures de l’espace.
A la banque un retraité hésitant. Je lui fais signe de me précéder au guichet. Il remercie et s’avance jusqu’à la vitre.
- Dîtes-moi, je ne comprends pas, j’ai 4000 euros déposés sur mon compte d’épargne et ils ne ne rapportent rien, vous voyez, c’est écrit ici… voilà quatre ans qu’ils sont sur le compte et… il doit s’agir d’une erreur.
Le guichetier sans se donner la peine de vérifier.
- Oui, c’est normal, il n’y a pas d’intérêts.
- Comment ça pas d’intérêts? Vous voulez dire qu’il n’y a pas d’intérêts?
- Je ne sais pas. Appelez ce numéro.
- J’ai déjà appelé ce numéro.
- Faites voir… Oui, je vois. Il semble qu’il n’y ait pas d’intérêts, c’est bien ce que vous dîtes? Le mieux est de rappler ce numéro.
Le retraité se retire abasourdi, je m’avance.
- Vous avez une annonce en vitrine concernant un bungalow dans le quartier des Salines.
- Où ça?
- En vitrine, juste là.
- Je vois. Eh bien?
- Vous pourriez me donner plus d’informations.
- Désolé, je viens d’arriver. Le mieux est de regarder sur notre site. Après, si ça vous intéresse, vous revenez nous voir.
- Justement, ça m’intéresse.
- Alors regardez sur le site.
- Vous avez l’adresse du site?
- Il doit y avoir un prospectus sur la table près de la vitrine.
- Et cet après-midi, vous ouvrez à quelle heure?
- Non, jamais. Nous n’ouvrons jamais l’après-midi.
La station balnéaire de Torrevieja est une drôle de ville. Un décor réaliste monté par de gens de métier. Ainsi les comédiens prennent peu à peu des distances avec leur personnage et mènent une vie décomplexée. Leur légèreté est plaisante. Rien de fatal ne peut se produire ici, voilà le sentiment. Si quelqu’un tombe, meurt, il se relèvera. Et comme dans une pièce où le réel est simulé, personne ne travaille. La caissière de supermarché, le balayeur, le serveur de café, le policier sont en place et font les gestes qu’ils ont appris, la population est souriante, elle regarde à la télévision le reste de l’Espagne se débattre dans la crise.
Nous louons des vélos près de la Plage des fous. Pendant que Gala fait des essais de selle, je m’intéresse à une annonce de vente d’appartement. La plupart des agences sont abandonnées ou en vente, pas celle qui affiche cette annonce dans sa vitrine: j’entre, une femme me répond, me fait asseoir , ouvre le dossier du bien, un duplex en attique avec solarium de trente mètres à quelques rues du quai. Nous bouclons les vélos autour d’un poteau et prenons place dans la camionnette de l’agence, un modèle Las Vegas: je suis assis sur le siège passager, Gala dans le salon, derrière, me tourne le dos. La femme conduit et fait l’éloge de l’appartement que nous allons visiter: il est neuf, spacieux, le quartier est formidable, pourvu de toutes les commodités et bien entendu le propriétaire laisse les meubles. Je demande quelques précisions: orientation de la terrasse, piscine, frais de communauté. La responsable d’agence répond qu’elle n’a pas encore vu l’appartement, mais que nous allons répondre à mes questions ensemble dans quelques minutes. Elle engage la camionnette dans la rue Jacinto Benavente, lit les numéros aux portes des immeubles, se gare, marche en direction du 62 (alors que sur le dossier il est indiqué no 64), nous suivons, elle passe devant un petit monsieur, qui se met en marche, sort de sa poche un trousseau de vingt clefs, ouvre un portail, nous fait entrer. Dans tout cela pas un mot. La responsable à cessé de parler au moment où elle a posé pied sur le trottoir et le petit monsieur n’a pas ouvert la bouche. J’en conclus qu’il s’agit du concierge, que lui et la femme se connaissent. Je me trompe, c’est le propriétaire. Nous prenons palce dans une ascenseur minuscule. Pour maintenir l’intérêt, la femme demande:
- C’est au quatrième?
- Au quatrième, dit le propriétaire.
- C’est au quatrième, nous dit la femme.
Nous suivons le petit monsieur dans un couloir marbré, nous atteignons une porte rustique, laquée, neuve, standard. Le petit monsieur étale les clefs de son trousseau dans la paume de sa main. Il essaie une clef. Une autre. Une troisième. C’est la clef. Mais il y a deux serrures. Il essaie une autre clef. Et encore une.
- Vous verrez, l’appartement est fantastique, c’est exactement ce qu’il vous faut!
Le petit monsieur trouve enfin la clef de la deuxième serrure et s’attaque à une troisième serrure. Il a des cheveux poivre-sel, porte un pull-over olive de la marque Lacoste, un pantalon côtelé et ces mocassins que portent tous les Espagnols de son âge, des mocassins munis d’une clochette en fils de cuir. Nous entrons. C’est le même appartement que tous les appartements que nous avons vu et verrons, l’appartement conçu à l’aide du programme d’architecture de base, l’appartement qui répond aux demandes des Espagnols en matière d’appartement: pas de soleil, autant de pièces qu’il est possible, des pièces aussi petites qu’il est possible, une cuisine qui donne sur le patio et un couloir d’une largeur d’un mètre pour circuler de la porte à la terrasse. Pas la peine de visiter. Nous visitons. Je fais quelques commentaire. Gala fait quelques commentaires.
- Malheureusement la terrasse est fermée.
Belle terrasse au demeurant, mais qui donne sur les vingt balcons de l’immeuble d’en face.
- C’est impossible, dit Gala.
J’approuve.
- La terrasse est magnifique, dit la femme, très spacieuse pour le quartier.
Le propriétaire ne lève pas le nez, se tait, en Espagne attitude rare. Puis je demande à voir le solarium. Nous quittons l’appartement, empruntons quelques marches, le manège des clefs recommence, mais cette fois le propriétaire a de la chance. Il ouvre, nous voici sur le toit de l’immeuble. La femme désigne un quadrilatère de trente mètres qui nous appartiendra si nous achetons l’appartement, le propriétaire désigne des panneaux tombés au sol.
- Le vent les a emportés, mais c’est facile à remettre, ensuite on est bien chez soi, séparé des autres.
Il va falloir jeter ces panneaux, me dis-je. Puis je m’aventure à l’intérieur du quadrilatère. Il forme cuvette.
- C’est pour ‘évacuation de l’eau, n’est-ce pas?
- Oui, répond le petit monsieur, l’air indifférent.
Nous demandons à revoir l’appartement. Moi ou Gala, je ne sais plus. De tout évidence, par pitié. Mal nous en prend, le petit monsieur a refermé les deux serrures et le loquet. Lorsque nous retrouvons enfin la rue, la femme reprend son babil:
- Il n’y pas de doute, c’est pour vous, c’est une occasion unique.
Tandis que le petit Monsieur se dirige vers une belle Jaguar dont la taille imposante le fait apparaître encore plus petit qu’il n’est.
L’annonce de vente de la maison publiée à grand frais dans la presse ne m’a valu aucun appel les trois premières semaines de parution et voilà qu’à Torrevieja le téléphone sonne. Le nom de l’appelant s’affiche, Marc Bifrare. Je réponds dans les formes convaincu que ce ne peut être Marc Bifrare, le frère de mon éditeur, lequel n’a aucune raison de m’appeler.
- Bonjour Monsieur, dit celui qui appelle, j’ai pris connaissance de l’annonce que vous avez fait publié concernant la vente d’une maison…
- Oui, voilà, il s’agit d’une maison située..
Le genre de phrase dont on espère qu’elle convaincra l’interlocuteur de visiter la propriété, mais je suis interrompu:
- … Alexandre, c’est toi? Je reconnais ta voix.
- Marc?
- Etonnant, je n’ai pas du tout fait le rapport!
- Moi j’ai vu ton nom et j’ai pensé que le téléphone avait un problème.