Nous louons des vélos près de la Plage des fous. Pendant que Gala fait des essais de selle, je m’intéresse à une annonce de vente d’appartement. La plupart des agences sont abandonnées ou en vente, pas celle qui affiche cette annonce dans sa vitrine: j’entre, une femme me répond, me fait asseoir , ouvre le dossier du bien, un duplex en attique avec solarium de trente mètres à quelques rues du quai. Nous bouclons les vélos autour d’un poteau et prenons place dans la camionnette de l’agence, un modèle Las Vegas: je suis assis sur le siège passager, Gala dans le salon, derrière, me tourne le dos. La femme conduit et fait l’éloge de l’appartement que nous allons visiter: il est neuf, spacieux, le quartier est formidable, pourvu de toutes les commodités et bien entendu le propriétaire laisse les meubles. Je demande quelques précisions: orientation de la terrasse, piscine, frais de communauté. La responsable d’agence répond qu’elle n’a pas encore vu l’appartement, mais que nous allons répondre à mes questions ensemble dans quelques minutes. Elle engage la camionnette dans la rue Jacinto Benavente, lit les numéros aux portes des immeubles, se gare, marche en direction du 62 (alors que sur le dossier il est indiqué no 64), nous suivons, elle passe devant un petit monsieur, qui se met en marche, sort de sa poche un trousseau de vingt clefs, ouvre un portail, nous fait entrer. Dans tout cela pas un mot. La responsable à cessé de parler au moment où elle a posé pied sur le trottoir et le petit monsieur n’a pas ouvert la bouche. J’en conclus qu’il s’agit du concierge, que lui et la femme se connaissent. Je me trompe, c’est le propriétaire. Nous prenons palce dans une ascenseur minuscule. Pour maintenir l’intérêt, la femme demande:
- C’est au quatrième?
- Au quatrième, dit le propriétaire.
- C’est au quatrième, nous dit la femme.
Nous suivons le petit monsieur dans un couloir marbré, nous atteignons une porte rustique, laquée, neuve, standard. Le petit monsieur étale les clefs de son trousseau dans la paume de sa main. Il essaie une clef. Une autre. Une troisième. C’est la clef. Mais il y a deux serrures. Il essaie une autre clef. Et encore une.
- Vous verrez, l’appartement est fantastique, c’est exactement ce qu’il vous faut!
Le petit monsieur trouve enfin la clef de la deuxième serrure et s’attaque à une troisième serrure. Il a des cheveux poivre-sel, porte un pull-over olive de la marque Lacoste, un pantalon côtelé et ces mocassins que portent tous les Espagnols de son âge, des mocassins munis d’une clochette en fils de cuir. Nous entrons. C’est le même appartement que tous les appartements que nous avons vu et verrons, l’appartement conçu à l’aide du programme d’architecture de base, l’appartement qui répond aux demandes des Espagnols en matière d’appartement: pas de soleil, autant de pièces qu’il est possible, des pièces aussi petites qu’il est possible, une cuisine qui donne sur le patio et un couloir d’une largeur d’un mètre pour circuler de la porte à la terrasse. Pas la peine de visiter. Nous visitons. Je fais quelques commentaire. Gala fait quelques commentaires.
- Malheureusement la terrasse est fermée.
Belle terrasse au demeurant, mais qui donne sur les vingt balcons de l’immeuble d’en face.
- C’est impossible, dit Gala.
J’approuve.
- La terrasse est magnifique, dit la femme, très spacieuse pour le quartier.
Le propriétaire ne lève pas le nez, se tait, en Espagne attitude rare. Puis je demande à voir le solarium. Nous quittons l’appartement, empruntons quelques marches, le manège des clefs recommence, mais cette fois le propriétaire a de la chance. Il ouvre, nous voici sur le toit de l’immeuble. La femme désigne un quadrilatère de trente mètres qui nous appartiendra si nous achetons l’appartement, le propriétaire désigne des panneaux tombés au sol.
- Le vent les a emportés, mais c’est facile à remettre, ensuite on est bien chez soi, séparé des autres.
Il va falloir jeter ces panneaux, me dis-je. Puis je m’aventure à l’intérieur du quadrilatère. Il forme cuvette.
- C’est pour ‘évacuation de l’eau, n’est-ce pas?
- Oui, répond le petit monsieur, l’air indifférent.
Nous demandons à revoir l’appartement. Moi ou Gala, je ne sais plus. De tout évidence, par pitié. Mal nous en prend, le petit monsieur a refermé les deux serrures et le loquet. Lorsque nous retrouvons enfin la rue, la femme reprend son babil:
- Il n’y pas de doute, c’est pour vous, c’est une occasion unique.
Tandis que le petit Monsieur se dirige vers une belle Jaguar dont la taille imposante le fait apparaître encore plus petit qu’il n’est.