Ballade étonnante qui commence à l’abbaye de Maugraige en basse-ville de Fribourg et permet de rejoindre par le barrage du Lac de Pérolles et par un tunnel en boyau creusé dans le tuf une forêt. De cet endroit, il ne reste plus que quelques mètres pour rejoindre la ville. Auparavant, nous étions montés vers l’une des anciennes portes emmuraillées de la cité et je montrais les gonds aux enfants en leur expliquant le régime des villes au moyen-âge. De retour à l’appartement nous ressortons aussitôt, cette fois avec Aplo seulement qui s’entraîne à sauter tous les obstacles que lui offre la rue: bancs, poubelles, barrières, et plus avant, toits, couverts, escaliers, façades. A force d’explorer les recoins et de s’engager dans des passages secondaires nous sommes menés vers des cours ravies au regard des passants; le type d’endroits nichés dans la ville et protégés où adolescent on s’imagine libre. Ce qui me donne l’envie d’écrire un Guide des lieux déviatoires de la ville de Fribourg en superposant à l’exploration présente, les usages passés et les avantages futurs.
Mois : janvier 2013
Ma grand-mère vivait à Lausanne, au rez-de-chaussée d’un immeuble du chemin des Faverges entre deux voies de train, l’une qui mène à Berne par le Lavaux, l’autre qui mène en Valais par les rives du Léman. Quand j’allais la voir je dormais sur le canapé et les convois de passage résonnaient des deux côtés du salon fixant la limite de ce territoire où elle vivait. Hier, quelque quarante ans plus tard, comme j’arrivais de Fribourg, je me penche à la fenêtre du wagon et j’aperçois la rue; l’image qui se propose alors au souvenir est une pièce chaude mêlée d’ombre et de lumière où je suis en sécurité, c’est-à-dire à distance des trains, de ma grand-mère qui dort et des piétons qui arpentent la rue, à distance de ce qu’on voudra, nullement concerné par le monde donc entier — d’où ce sentiment de sécurité que je retrouve par delà les années. Or il y a un paradoxe: l’enfant n’est pas conscient de ce sentiment au moment où il le vit et l’adulte, nécessairement concerné par le monde, n’est jamais entier. Cet état visé par l’adulte est une enfance que seule le sage peut retrouver par la coupure des liens qui l’unissent au monde.
Dans un restaurant étudiant du quartier de Miséricorde avec Gala et les enfants. C’est samedi soir, la salle est bondée, nous dînons coude à coude et dans le bruit. Luv me fait remarquer le drapeau anglais tatoué sur l’avant-bras d’un garçon.
- Britannique, rectifie celui-ci.
- Il a raison, dis-je à Luv, c’est le drapeau du Royaune-uni, qui comprend… l’Ecosse, l’Irlande et l’Angleterre…
Mon hésitation n’a pas échappé au garçon qui ajoute:
- Et le Pays de Galle.
- Vous êtes anglais n’est-ce pas?
Au tour du garçon d’être surpris (je précise: il n’a pas d’accent).
- Oui.
Luv me demande comment j’ai deviné. Quant à moi, ce qui me surprend, c’est qu’il ait entendu notre conversation dans ce bruit.
Ce que tu comprends sans effort est facile, ce qui est facile ne favorise pas l’intelligence. Voilà ce que je voudrais expliquer à mon fils. Ce n’est pas tant la loi du moindre effort qu’imposent les jeux et images que la négation — l’absence d’éveil — d’une capacité intelectuelle dont dépendent dans le cours de la vie l’essentiel des plaisirs. L’homme simplifié peut s’obtenir par la réduction a posteriori de la personnalité, mais aujourd’hui se généralise une procédure nouvelle aidée par les prothèses technologiques: le détournement de mineur.
Si je devais avoir un seul projet pour l’avenir, ce serait d’apprendre à dormir. L’anxiété est un véritable handicap dans cet exercice. A Jérusalem, j’ai eu le pressentiment de ce que peut être une nuit sans souci et cela, avant même de plonger dans le sommeil: les voix qui sans relâche se disputent l’esprit retenant le corps du côté de la veille se sont tues. Est apparu une tache de lumière fine où il n’était plus question ni de corps ni d’esprit ni de voix. Cela seul existait, stable et promis à la nuit. L’heureuse expérience ne s’est pas reproduite. Samedi par exemple, alors que le sommeil n’avait été précédé d’aucun excès, je me suis réveillé toutes les dix minutes, terminant un rêve avant de plonger dans le suivant comme on lirait sous la férule d’un sadique de mediocre petites nouvelles, cela jusqu’à quatre heures et demie du matin, heure habituelle de l’insomnie. L’esprit s’engage alors dans un recensement exhaustifs des situations de la vie récente et future, et s’affole. Au milieu des images, souvenirs, ratiocinations, textes dont j’ècris ou reçois les premières phrases, ceci: mon paysage mental, site mort qu’animent à coups d’ailes les seuls oiseaux.
Pour préparer la troisième partie du Triptyque de la peur, je lis Pornoland, livre qui décrit les moeurs des stars du X et suis ravi d’apprendre que les “hardeurs” — ainsi nomme-t-on les acteurs vedettes du porno — baisent volontiers jusqu’à sept huit fois par jour et n’hésitent pas à sauter dans un avion pour rencontrer une femme, et cela, en dehors de leurs exploits professionnels.
La mainmise sur les médias dans un but de propagande suscite des vocations chez des intellectuels critiques qui s’expriment via l’internet dans des conférences. La plupart tiennent des propos hardis et, quand bien même les convictions servent parfois d’arguments, leur apport est essentiel pour contrer cette sortie à marche forcée de la démocratie qu’organisent les groupes d’intérêts, mais ce que je ne comprends pas, c’est le recours général dans la présentation des idées à un langage vulgaire, évitant les concepts, les citations et l’histoire. Ce d’autant plus que nombre de ces conférenciers s’en prennent à l’éducation publique, coupable de relayer l’idéologie marchande et de détruire l’autonomie des individus.
Fermeté de la pensée de Gide en 1943 dans Tunis assiégé et que théorise à la même période Adorno dans ses Minima moralia: Les Américains, répète-t-on, ne se décideront au combat qu’assurés d’étre au moins dix contre un. Il n’y a pas là de quoi se vanter; et certains, qui pourtant souhaitaient de tout leur coeur la ruine de l’Axe, déplorent cette ostentation. La force matérielle change de camp, mais c’est elle qui est appelée de nouveau à triompher de la valeur humaine, à s’imposer. Il ne se peut autrement dira-t-on, et cela seul importe: mettre cette force au service de l’esprit… L’esprit, dans ce cas, se trouvera bien d’être du même côté que les intérêts matériels. Je crains que, de toute manière et quoi qu’il advienne, ce ne soit lui, l’esprit, qui demeure, en fin de compte, le grand vaincu de toute l’affaire.
A l’autre bout de la salle des hommes rient et parlent fort. Ils commandent des bouteilles de blanc, font des discours. Un petit vieillard, solitaire devant son verre en début de soirée, rejoint l’équipe et joue de la “musique à bouche”. On l’applaudit. Il entame des sketches. Dehors il neige. A minuit la ville est blanche. P. de R. me parle de Consuelo, la femme de St-Exupéry, l’amante de son grand-père. Le pilote ne se serait pas perdu en Méditerannée, il aurait déguisé son suicide en accident. Ce que prétend la grande-tante de Philippe, très proche à New-York des exilés français. Philippe évoque l’humanité-termitière dont parle l’écrivain dans Citadelle. Serait-il obnubilé? Est-ce qu’il interprète? Quoiqu’il en soit, le refus de la déchéance par le groupe me plaît. Héritage noble auquel je ne peux prétendre. Soudain passe un certain Christian Michel. Auteur de “…la rose”. Sur la base du mansucrit autographe de la biographie de St-Ex par Consuelo, il a établi que c’est Denis de Rougemont qui avait rédigé le livre. Histoire qu’il raconte dans “…la rose”. Il est minuit passé quand nous quittons le Café de l’Europe. Les buveurs du fond de salle sortent en réclamant d’autres bouteilles et s’entassent dans le froid. P. de R. m’avait fait remarqué la présence de Michel Zehndali, l’animateur de télévision qui m’avait reçu sur le plateau pour la sortie du Susan Boyle. Le voici, très professionnel. Aussitôt la porte franchie, il me tend la main.
- Alexandre!
Le Café est éteint, mais on appelle le patron sur son portable. Deux bouteilles de blanc et deux de rouge sont glissées par une fenêtre, nous faisons quelques pas en direction d’un immeuble sous-gare qui abrite les bureaux de Vigousse, le journal satyrique. La nuit se passe autour de la table de rédaction, à boire, fumer et discourir. Pas converser ou dicuter, discourir, car devant le fracas général — les buveurs sont journalistes — un ordre de parole est décidé. Le plus modeste modère les échanges, lesquels sont grandiloquents, bêtes, politiques, prétentieux et assomants. Fermés à toute dialectique, porteurs d’une vision étroite des faits. Le ramassage des sacs poubelle nouveau régime crée la polémique, la municipalité venant d’introduire une taxe sur les déchets. Je me garde le silence, exercice savoureux. Quand nous sortons enfin de l’ornière, les journalistes s’opposent sur la question des frontières. Les faut-il ouvertes ou fermées? Question absurde quand on considère nos rues peuplées d’étrangers. Remarque qu je n’aurais pas dû faire. Aussitôt la discussion s’envenime. Au-delà du clivage politique apparaît un clivage entre ancienne et nouvelle génération. Celle qui n’hésite pas à dire ‘nègre’ et dénoncer la logique totalitaire du politiquement correcte, celle pour qui cette idéologie tient lieu d’évangile. Et vers trois heures du matin, la bagarre menace: ne pouvant admettre des critiques qui l’obligeraient à tenir pour un prêt‑à penser la posture idéologique de tolérance universelle qu’il croit originale, un des interlocuteurs quarantenaires menace du poing. Le pauvre est journaliste au Matin, dont il a l’intelligence et surtout, les limites.