Avec P. de R. au Café de l’Europe à Lausanne où je le rejoins à 22h00 venant de Fribourg après le cours de boxe. Le couple des propriétaires est au service, les tables en bois, les chaises solides, les paquets de cigarette empilés dans une armoire — nous buvions la bière pression dans ces mêmes chopes il y a trente ans. Discussion sur le délabrement de la société. Le militant énergique des années 1990 a fait place chez P. de R. a un pessimiste radical. Si nos regards catastrophés convergent, nous portons la trace de nos obsessions: liquidation de l’intériorité pour moi, écologie et surpopulation pour lui, ce qu’il appelle le “rat race”. Des comportements fantasmés il y a quelques années, deviennent réel: des amis font des réserves de nourriture, se procurent des armes, étudient l’agriculture de survie. En ce qui me concerne, lorsque la vie matérielle sera devenue l’unique enjeu, je n’y trouverai plus d’intérêt (sans pour autant imaginer renoncer à me défendre). P. de R. affirme que les milieux écologistes sont d’accord: aucun régime de production hors celui des nomades (du fait de la limite naturelle mise à l’accumulation) ne peut durer. Mais alors…? Avec une belle tranquillité il me rappelle qu’il est toujours en possession de mon Suicide mode d’emploi, livre reçu pour mon anniversaire des 19 ans dans lequel on trouve des recettes de cocktails médicamenteux réalisables à base de produits vendus librement en pharmacie .
- J’ai prévu, dit P.de R. d’emmener la famille dans un endroit agréable où se suicider ensemble.
Mois : janvier 2013
Tous ces gens qui vous parlent, et ne vous parlent plus. Ils ne sont pas fâchés, n’opposent rien, ils sont ailleurs, ils se taisent, ou alors ils ont là, et si vous les rencontrez ils s’étonnent que leur silence vous surprenne; aussitôt ils annoncent qu’il vont vous contacter, et n’en font rien. Gala a prétendu que c’était ma faute. Mes opinions, mes manières. Confrontée à la même réalité, elle manque d’explication. Que chacun se retranche, s’enferme, c’est malheureusement vrai et facile à rapporter au rythme de vie qu’impose la ville et plus généralement, à la bêtise de nos jouissances, mais j’en viens toujours à me dire: ils doivent bien continuer de voir quelqu’un? qui? et pourquoi pas moi?
L’Espagne est peut-être la terre d’avenir. Faute d’imagination l’espagnol est traditionnel et il l’est sans excès. Les cruautés folles de la guerre civile traduisaient le bouillonnement d’un caractère national qui semble avoir été réduit par la prospérité et nous avons aujourd’hui une société dont le rapport à la modernité n’implique nullement la destruction de l’héritage constitutif. Reste la considération des plaisirs de l’esprit. L’art en Espagne est souvent intuitif, de même que la poésie. De la philosophie, il n’y en a pas — elle n’a su se libérer de la théologie et quand elle y est parvenu, elle est tombée au ras du sol, dans la sociologie. La conversation s’en ressent. Il vaut mieux parler de rien, dans la joie, que de s’attacher aux subtilités; d’ailleurs la qualité du soleil n’y invite pas. Que ce soit à Valdepenas il y a vingt ans, ou encore a Avila l’an dernier lorsque je me renseignais sur les Verracos, un certain immobilisme intellectuel se faisait sentir. Vivre en Espagne demanderait ainsi de sympathiser avec le vide et de redoubler la volonté.
Je ne sais si la théorie de la formation et de la déformation de l’esprit par le passage des substances qui en sortent et y entrent — pour parler comme Leibniz — est conçue dans une analogie avec le corps en tant que point de passage physique des aliments et des activités, mais si elle est avérée — ce que je suis enclin à penser — nous avons à nous prévenir sans cesse contre les déformations qu’imposent à notre esprit des éléments extérieurs devenus les vecteurs d’une orientation de l’intériorité de l’être, prévenance que Debord porte à son comble dès les années 1950 lorsqu’il tient en principe que les éléments du réel sont ordonnés à la manière d’une fiction et mis au service d’une idéologie.
Course d’obstacles en ville de Fribourg, Aplo saute sur les toits, les bancs, les murs, grimpe les long des chéneaux, s’éjecte et passe des tunnels. Je le suis quand je peux, je filme en skate. De retour à l’appartement il monte seul en une heure un film avec bande-son qu’avec les moyens technologiques alors à disposition un réalisateur des années 1950 n’eut pas réussi à monter.
Les hommes du gouvernement français, à la tête d’une société divisée et déprimée, viennent d’avoir recours à l’expédient coutumier des systèmes totalitaires: la guerre. Celle qu’il ont déclenché est à l’image du peuple dégénéré à qui elle s’adresse, puisqu’elle consiste à bombarder des enfants munis de kalachnikovs qui s’agitent pieds nus dans le désert du Mali. Les promoteurs de la mondialisation tirent leurs dernières cartouches. Les événements tragiques sont devant nous.