A l’autre bout de la salle des hommes rient et par­lent fort. Ils com­man­dent des bouteilles de blanc, font des dis­cours. Un petit vieil­lard, soli­taire devant son verre en début de soirée, rejoint l’équipe et joue de la  “musique à bouche”. On l’ap­plau­dit. Il entame des sketch­es. Dehors il neige. A minu­it la ville est blanche. P. de R. me par­le de Con­sue­lo, la femme de St-Exupéry, l’a­mante de son grand-père. Le pilote ne se serait pas per­du en Médit­er­an­née, il aurait déguisé son sui­cide en acci­dent. Ce que pré­tend la grande-tante de Philippe, très proche à New-York des exilés français. Philippe évoque l’hu­man­ité-ter­mi­tière dont par­le l’écrivain dans Citadelle. Serait-il obnu­bilé? Est-ce qu’il inter­prète? Quoiqu’il en soit, le refus de la déchéance par le groupe me plaît. Héritage noble auquel je ne peux pré­ten­dre. Soudain passe un cer­tain Chris­t­ian Michel. Auteur de “…la rose”. Sur la base du man­su­crit auto­graphe de la biogra­phie de St-Ex par Con­sue­lo, il a établi que c’est Denis de Rouge­mont qui avait rédigé le livre. His­toire qu’il racon­te dans “…la rose”. Il est minu­it passé quand nous quit­tons le Café de l’Eu­rope. Les buveurs du fond de salle sor­tent en récla­mant d’autres bouteilles et s’en­tassent dans le froid. P. de R. m’avait fait remar­qué la présence de Michel Zehn­dali, l’an­i­ma­teur de télévi­sion qui m’avait reçu sur le plateau pour la sor­tie du Susan Boyle. Le voici, très pro­fes­sion­nel. Aus­sitôt la porte franchie, il me tend la main.
- Alexan­dre!
Le Café est éteint, mais on appelle le patron sur son portable. Deux bouteilles de blanc et deux de rouge sont glis­sées par une fenêtre, nous faisons quelques pas en direc­tion d’un immeu­ble sous-gare qui abrite les bureaux de Vigousse, le jour­nal satyrique. La nuit se passe autour de la table de rédac­tion, à boire, fumer et dis­courir. Pas con­vers­er ou dicuter, dis­courir, car devant le fra­cas général — les buveurs sont jour­nal­istes — un ordre de parole est décidé. Le plus mod­este mod­ère les échanges, lesquels sont grandil­o­quents, bêtes, poli­tiques, pré­ten­tieux et asso­mants. Fer­més à toute dialec­tique, por­teurs d’une vision étroite des faits. Le ramas­sage des sacs poubelle nou­veau régime crée la polémique, la munic­i­pal­ité venant d’in­tro­duire une taxe sur les déchets. Je me garde le silence, exer­ci­ce savoureux. Quand nous sor­tons enfin de l’ornière, les jour­nal­istes s’op­posent sur la ques­tion des fron­tières. Les faut-il ouvertes ou fer­mées? Ques­tion absurde quand on con­sid­ère nos rues peu­plées d’é­trangers. Remar­que qu je n’au­rais pas dû faire. Aus­sitôt la dis­cus­sion s’en­ven­ime. Au-delà du cli­vage poli­tique appa­raît un cli­vage entre anci­enne et nou­velle généra­tion. Celle qui n’hésite pas à dire ‘nègre’ et dénon­cer la logique total­i­taire du poli­tique­ment cor­recte, celle pour qui cette idéolo­gie tient lieu d’é­vangile. Et vers trois heures du matin, la bagarre men­ace: ne pou­vant admet­tre des cri­tiques qui l’oblig­eraient à tenir pour un prêt‑à penser la pos­ture idéologique de tolérance uni­verselle qu’il croit orig­i­nale, un des inter­locu­teurs quar­an­te­naires men­ace du poing. Le pau­vre est jour­nal­iste au Matin, dont il a l’in­tel­li­gence et surtout, les limites.