Ma grand-mère vivait à Lau­sanne, au rez-de-chaussée d’un immeu­ble du chemin des Faverges entre deux voies de train, l’une qui mène à Berne par le Lavaux, l’autre qui mène en Valais par les rives du Léman. Quand j’al­lais la voir je dor­mais sur le canapé et les con­vois de pas­sage réson­naient des deux côtés du salon fix­ant la lim­ite de ce ter­ri­toire où elle vivait. Hier, quelque quar­ante ans plus tard, comme j’ar­rivais de Fri­bourg, je me penche à la fenêtre du wag­on et j’aperçois la rue; l’im­age qui se pro­pose alors au sou­venir est une pièce chaude mêlée d’om­bre et de lumière où je suis en sécu­rité, c’est-à-dire à dis­tance des trains,  de ma grand-mère qui dort et des pié­tons qui arpen­tent la rue, à dis­tance de ce qu’on voudra, nulle­ment con­cerné par le monde donc entier — d’où ce sen­ti­ment de sécu­rité que je retrou­ve par delà les années. Or il y a un para­doxe: l’en­fant n’est pas con­scient de ce sen­ti­ment au moment où il le vit et l’adulte, néces­saire­ment con­cerné par le monde, n’est jamais entier. Cet état visé par l’adulte est une enfance que seule le sage peut retrou­ver par la coupure des liens qui l’u­nis­sent au monde.