Van installé au-dessus du port d’Hondarrabia sur le mont Jaizkibel, je débarque chaise et table, bois un thé, lis L’homme seul de Frochaux et bronze. Le temps est superbe, le lieu rempli de pique-niqueurs, les enfants jouent au ballon, c’est dimanche. Plus tard, matériel de sport sous le bras, j’emprunte le chemin de ronde de la forteresse Guadalupe. La citadelle creusée de douves doit bénéficier d’une vue sur la France, Hendaye et Saint-Jean de Luz mais de l’extérieur impossible d’en juger et ce jour elle est fermée aux visiteurs. Ce que l’on devine, c’est une structure en quinconce aux allures de bête archaïque. Elle est couverte d’herbe mousseuse, elle est enfoncée dans la terre. Ici et là surgissent un pan de muraille ou un chapeau de tourelle. La taille est d’un colosse, le poids inouï ainsi que le sentiment d’inutilité. J’étudie les entrées afin de me cacher: je n’aime pas dérouler mes exercices en public. Au bout d’une travée, près d’une grille à herses, je trouve le lieu idéal. Entre deux talus, j’entraîne mes routines tandis que sur le chemin haut défilent invisibles les touristes. Le soir je décroche le vélo, descends à Hondarrabía, j’achète une bouteille que je bois sur le port. Au retour, la pluie me rattrape. J’ai sous-estimé la montée : il y a près de cinq cent mètres de dénivelé depuis la mer. Puis j’ai oublié mes phares et mon casque. J’arrive sur le Jaizkibel trempé. Tout le monde est parti ou presque; reste un couple de Berlin et ses chiens à bord d’un MAN vert camouflage et des hippies arc-en-ciels dans un Ducato en forme de meringue. La nuit, le téléphone sonne. C’est Daniel. Qui est Daniel? L’émissaire de Toldo. “Toldo t’appellera demain matin”, dit Daniel.
Navarre 6
Col de l’Infernuko. Mérite son nom. Route de déviation au sortir d’une vallée transversale de la Bidassoa, elle se dresse sur des pentes de dix-neuf pour-cent jusqu’à une haute forêt marquée de coupes sombres. Des moutons blancs à tête marron sont au pacage. Au sommet, un panneau défoncé par la chevrotine indique: Elizondo. Je connais, j’ai dormi dans l’église de ce village il y a trente ans. Je roule en bas de la montagne, bois un Coca-Cola au supermarché et attaque le retour. Et quel retour! Les sept cent mètres de montée débutent par une rampe de vingt-et-un pour-cent. A cinq à l’heure sur l’unique plateau, la roue lève!
Navarre 5
Composé dans le demi-sommeil un poème sur la mort. Ni volonté comme il m’arrive pour me distraire durant les insomnie ni jeu comme à l’occasion je fais pour m’amuser. Jamais d’ailleurs je n’avais composer sur la mort. Les deux premiers vers venus sous l’effet de l’inspiration. Puis une pause et la suite. Longue de six strophes. Balancées, musicales, imposantes. Poème dur. Sombre. Lumineux. Effrayant. Que je récite pour mémoire. “Tente de retenir les premiers vers”, me dis-je. Je les répète — en vain: un seul en mémoire au réveil, le premier et pas le moindre souvenir des quatrains qu’il déroulait.
Navarre 4
Quitté le tertre après avoir harnaché le vélo. Il fait un temps de soleil et d’automne, les moutons paissent, les aigles volent, le sentier qui amène à la Bidassoa est constellé de châtaignes. Derrière le pont ancien, je trouve la Voie verte. Il s’agit du tracé que suivait le chemin de fer d’époque, celui sur lequel j’ai marché en 1991, ce que je raconte dans Soir Nuit Noir, récit de la même année, mais en trente ans tout est changé, le tracé liquide, éboulé, catastrophique (les cinq cent kilomètres parcourus trop vite, en chaussures de consigne, en baskets neuves m’avaient mis les pieds en charpie) est semé de gravier, les tunnels ont l’éclairage automatique, les familles basques se promènent sur les Champs-Elysées. Comme je m’en rends compte, je me réjouis, j’accélère, je tiens une moyenne proche des trente kilomètres pour rejoindre la mer à Hondarrabía quand une pierre fait sauter ma chambre. Elle expire, je suis à plat. Pas grave sinon qu’il s’agit de la roue avant. Montée d’un porte-sacoches. Equipée d’un moyeu-dynamo. Que la jante est “tubeless-ready”. Que le pneu est de modèle classique, donc inadapté et impossible à dépareiller. Autrement dit: il ne fallait pas crever. Un heure plus tard, je confirme: c’est un désastre. J’ai réparé des centaines de fois, mais là je n’y comprends rien. L’idée que je pourrais être n’importe où — dans l’Atacama — en Laponie — loin, très loin — et que je suis là, au bord d’un aimable chemin basque, sous le soleil, m’encourage: je jure de réparer. Une randonneuse s’arrête: “je t’aide?”. Quelle gentillesse! Non — plus long de lui expliquer que de persévérer en solitaire. Cependant je n’y arrive pas. Les détails mécaniques fatigueraient les meilleurs esprits, moi le premier, mais une chose m’apparaît : si je connais la théorie, en pratique je n’arrive à rien, je m’écorche la main, je m’énerve, je tords les spatules, je saigne. Le nez sur le pneu, je sens soudain une présence. Un cycliste. Habillé pour l’hiver, casqué, calme, et d’une amabilité! “Tu devrais…”. Le ton de la voix est celui d’un maître. Il a le savoir, je m’exécute. Au milieu du travail, il recule de deux pas et dit : “étrange, la nuit dernière, j’ai rêvé que je crevais”. Et de m’expliquer que c’est impossible, lui, enfin son vélo, est équipé de “tubeless ready”. Moi, lui dis-je, je suis un imbécile, quand on m’a proposé des tubeless-ready, j’ai refusé. Rester dans la tradition, c’est ce que je voulais. — Oui, répond le cycliste, mais la tradition sur le progrès… je dirais… euh, achète une Ferrari et fais-là tourner au charbon, tu vois? La jante que tu as là, c’est une merveille, si je pouvais me payer la même…”. Là-dessus nous finissons — lui surtout — et je m’empare de la pompe. Ma pompe. Elle ne marche pas. Il l’empoigne. Il confirme: marche pas. Trente ans que je l’ai, lui dis-je. Il sort sa pompe. Elle marche. Il gonfle mon pneu. Tandis que je remonte le porte-sacoches, le cycliste m’entretient de subtilités techniques. Il faut se montrer courtois avec un ange tombé du ciel, je demande: et sinon, tu fais quoi? Le cycliste regarde autour de lui : je vais aller manger. Il indique sa direction. Opposée à la mienne. Donc, lui dis-je, nous nous croiserons sur le chemin du retour, car je vais à la mer. Cent kilomètres plus tard, je suis de retour sur mon tertre aux ânes et je n’ai pas revu le cycliste, ce qui est impossible, ce qui est vrai.
Navarre 3
Encore de la peine à diriger, aligner, équilibrer la camionette. Moi qui jamais n’ai su conduire. Autre chose : tout ce qui allonge le corps, y compris le vélo, me semble étrange. Dans ce cas, la protubérance est de taille, plus de cinq mètres, sept avec le porte-bagages. J’ajoute que l’accès au site de camping d’Aritzigain se fait par une pente de 19% où se baladent les ânes. Une fois installé, je suis le plus heureux des hommes. J’organise un “monde en raccourci”, profite de la fin du soleil, boit de la bière sous l’auvent de toile, écoute sonner les cloches au village voisin de Sunbilla. La nuit, l’angoisse me rattrape. La camionnette prend les commandes. Elle desserre le frein à main, s’élance en bas du talus et s’immobilise contre le restaurant. Je l’interroge: “que fait-on là?”. Elle répond d’un geste. Je vois! En partie haute, le terrain est transformé en marécage. Je ne dis pas non, mais me récrie: “la prochaine fois, avertis!”. La camionnette: “Impossible, je viens d’apprendre que Calaferte va te rendre visite et il arrivera par là, en marchant sur les eaux.”.
Navarre 2
Seul sur un tertre d’herbe face à une montagne dessinée par une classe d’enfantine, un cône façon Vanil noir. En plus trapu, le décor de cimes évoque les pré-alpes de l’Intyamon dans notre Gruyère. Des ânes broutent autour de la camionnette. Au restaurant du camping, la patronne m’installe avec les ouvriers de la route. Elle sert de la tomate rose, de la laitue, un poulpe frit à l’ail, au dessert une Cuajada (serré de lait de chèvre) fumée au four, l’âiné des ouvriers — sans interrompre la conversation qui est en basque — verse une gorgée de vin rouge dans nos tasses de café.