Le mauvais tour de magie des idéologues d’Etat est connu: faire passer pour préjugés ce qui est vérité de constat (l’afflux d’énergumènes du tiers-monde serait profitable). Ils honorent au prix du déni leur contrat moral, anéantir la culture pour durcir le règne des commandeurs.
Puces
Au marché aux puces, sur l’aire de la Foire de Malaga qui avec ses façades de carton-pâte ressemble l’hiver à un village Potemkine. Le marché est divisé en trois sections: les puces, les habits, les fruits-légumes: je ne connais pas d’endroit moins cher sur le continent. Un poignée de pièces et il vous faut des valises pour emporter vos achats. Deux kilos de tomates, Fr. 1.-., le kilo d’ail moitié moins. Des chaussettes de sport? Six paires pour Fr. 2,50. Ainsi de suite. Pourtant les gens hésitent, négocient, comparent. Les moyens sont pauvres, la clientèle précapitaliste, les vendeurs à la limite du muletier-charretier nomadisant, mais de toutes les scènes vécues ce dimanche, je retiens cet homme qui considère la boîte à biscuits qu’il tient dans la main droite. Quelques pièces anciennes, à demi-rouillées, s’y baladent. Un œil à la paume de sa main gauche où il a ses sous. S’il achète, est-ce qu’il en aura pour son argent?
Grave 5
Le moniteur auquel je suis relié s’est emballé, une sirène a retenti. Dans l’aquarium les infirmières se sont agitées, les médecins ont accouru. La pression cardiaque venait de passer de 62 à 157. Tous se tenaient en silence devant le lit. La pression est redescendue à 70. Le médecin s’est essuyé le front: “ça vous est déjà arrivé?”. Oui, déjà adolescent. A leur tête, j’ai compris: je venais de réchapper pour le deuxième fois en quelques heures.
Grave 4
Aux soins intensifs. Trente six-heures sur le dos, les yeux à fixer une bouche d’aération circulaire. L’équipe des infirmières me dit: “ils ont pu vous sauver car ils se tiennent derrière une caméra et filment les arrivants dans le centre de tri, c’est là qu’ils ont remarqué que vous alliez y passer. C’est un infarctus.”
Grave 3
Au tri des urgences. Les autres patients ont l’air d’attendre, de pouvoir attendre, ils parlent, ils regardent, ils sont accompagnés, ils attendent. Pas moi. La douleur est épouvantable. Mes genoux, mes pieds, mes mains, ma bouche tremblent. Une infirmière demande mon nom, je demande un anti-douleur. Un homme en blouse surgit d’un rideau, empoigne le fauteuil roulant, me conduit devant un médecin. Le médecin me couche sur un lit d’observation. “Votre cœur est en train de lâcher, nous allons pénétrer par le bras jusqu’au cœur”. Pas possible, voilà ce que je me dis, ce sont les pompes, c’est la bagarre. Le lit roule à travers des couloirs, j’entre en salle d’opération. Le chirurgien demande si je peux changer de lit sans aide. Je peux. Il présente un formulaire: “en signant, vous donnez l’autorisation de pratiquer l’opération”. Comme je sais que la police a averti Gala, je fais: “est-ce que je peux attendre d’avoir l’avis de ma femme elle est en route (pas le cas, les flics ne la trouvaient pas)? “Vous pouvez, répond le chirurgien, mais dans dix minutes vous êtes mort”.
Grave 2
Silence revenu. Un bonheur. Le temps est superbe, la lumière est chaude, les vagues roulent au pied de l’hôtel. Le matériel de la camionnette apporté dans la chambre, nous déjeunons sur la terrasse avec la vue sur Malaga et Fuengirola. Plus trace de la bagarre de la veille. A peine si j’y pense. Je m’en vais chez José, le marchand de cycle, peut-être saura-t-il régler mon problème d’ordinateur. Une bonne demi-heure en sa compagnie, non, il n’y arrive pas. Alors je reviens à l’hôtel. Comme je suis habillé en tenue de course, les Nordiques ne me reconnaissent pas lorsque je passe par la réception. Car ils sont là, à négocier je ne sais quoi, probablement le retour de leur argent (la police avertit Gala qu’ils avaient réservé pour une semaine). Je pars courir. Comme d’habitude, en direction de La Cala del Moral, avec franchissement des tunnels de l’ancienne ligne ferroviaire pour joindre les plages des villages côtiers. Soudain j’ai mal. Où exactement? Au dos. Je ralentis le rythme. Ce que ça peut être? Les pompes Superman. La veille, avant la bagarre, j’ai entraîné des nouvelles séries de pompes à détente rapide. De là les douleurs. J’ai de plus en plus mal. Je pense: ça va passer. Soudain, impossible de continuer. Ne serait-ce qu’un pas. Je me couche dans l’herbe. J’ai mal. Je m’assieds, J’ai mal. Je me lève, je marche. Au moins jusqu’au tunnel. Je l’atteins. J’entre dans le tunnel et il m’apparaît comme une évidence: si j’entre dans ce tunnel, je ne pourrai pas en ressortir. Alors je me couche sur un banc. Il y a des écoliers autour de moi. Ils ne sont pas normaux, des handicapés, des simples. Le cardiomètre indique que les pulsations chutent. Je courais à 140 bpm, je suis à 80 bpm… à 73 bpm… Les gamins ne pourront pas m’aider, ils ne sont pas normaux. 62 bpm. Les écoles s’en vont. Il y a un couple. J’appelle. Je les avertis que je vais m’évanouir. Ce n’est pas le cas. J’ai de plus en plus mal, je crie, je tremble. Le couple prend mon bidon, me passe de l’eau sur le front. Le couple appelle la police, la police appelle l’ambulance. Elle tarde à venir, il n’y a pas de route, c’est la plage. Un autre homme est là. Je demande (ses chaussures): vous courez? Non, répond-il, je suis infirmier, je me promenais. J’explique la bagarre. Le contre-coup, la mémoire du corps, un truc de cet ordre. Mais pourquoi est-ce que ça fait aussi mal? L’ambulance est là. Direction l’hôpital Carlos Haya. Le trajet dure vingt minutes. Je me dis: il vaut mieux mourir, c’est trop douloureux.
Grave
Batailler tout le jour avec mon ordinateur de vélo. Avant-hier, à Burgos, j’ai quitté le camping pour rouler dans la campagne. Le circuit de deux cent kilomètres que j’avais soigneusement dessiné ne chargeait pas. Je roule au hasard. La nuit, dans la camionnette, je recommence mes tentatives. Et ce matin, à l’hôtel, au-dessus de la plage de Rincon, Gala encore au lit, je persévère, échoue, m’énerve. En soirée, toujours rien. La montre de course, l’ordinateur de vélo, le téléphone, côte à côte, inertes. Je dis cela, car c’est une partie de mon énervement. Qui augmente lorsque s’installent dans la chambre d’hôtel voisine, des Nordigues drogués alcoolisés. Combiens sont-ils? Gala jette un œil par la balcon. Filles ou garçons, jeunes, blonds, rasés. Des boucles dans le nez, dans les oreilles. Six, puis quatre. La porte claque. La fête est hystérique. Les jeunes renversent les meubles, grimpent aux mur, poussent le volume, rient et crient. Je fais monter le réceptionniste. Qui frappe à la porte de la chambre, met en garde, annonce qu’à minuit, il faudra que le silence soit revenu. Sauf qu’il est vingt heures. Le boucan continue. Bande-son d’une folie asilaire. Nous sortons manger chez l’Argentin. Conversation houleuse avec Gala. Habituelle, mais tout de même: agaçante. En plus des bières déjà avalées, nous éclusons une bouteille de vin. Retour à l’hôtel, même chaos. Je tourne ne rond, serre les poings. Je sors et frappe un grand coup contre la porte de la chambre. Un coup qui ébranle. Qui intimide. Un type sort. Puis une fille. Format camionneur. Les deux se jettent sur moi. J’envoie les coups. Fait tomber la fille, l’immobilise d’un coup de marteau au visage, m’occupe du type. Repousse et frappe. Encaisse sur le nez, à la tempe, au ventre. Au bout de quelques secondes, j’ai le dessus. Ils prennent peur, se barricadent. La police intervient. Ma main est en sang, je lave. Je cache mes chaussures de chasse, passe les mocassins, me recoiffe, m’assoit sur le lit, ouvre à la Garde civile. Le flic constate et me donne l’ordre de verrouiller. Parlemente avec les Nordiques. Cris, insultes, casse. La police les expulse.