Navarre 4

Quit­té le tertre après avoir har­naché le vélo. Il fait un temps de soleil et d’au­tomne, les mou­tons pais­sent, les aigles volent, le sen­tier qui amène à la Bidas­soa est con­stel­lé de châ­taignes. Der­rière le pont ancien, je trou­ve la Voie verte. Il s’ag­it du tracé que suiv­ait le chemin de fer d’époque, celui sur lequel j’ai marché en 1991, ce que je racon­te dans Soir Nuit Noir, réc­it de la même année, mais en trente ans tout est changé, le tracé liq­uide, éboulé, cat­a­strophique (les cinq cent kilo­mètres par­cou­rus trop vite, en chaus­sures de con­signe, en bas­kets neuves m’avaient mis les pieds en charpie) est semé de gravier, les tun­nels ont l’é­clairage automa­tique, les familles basques se promè­nent sur les Champs-Elysées. Comme je m’en rends compte, je me réjouis, j’ac­célère, je tiens une moyenne proche des trente kilo­mètres pour rejoin­dre la mer à Hon­darrabía quand une pierre fait sauter ma cham­bre. Elle expire, je suis à plat. Pas grave sinon qu’il s’ag­it de la roue avant. Mon­tée d’un porte-sacoches. Equipée d’un moyeu-dynamo. Que la jante est “tube­less-ready”. Que le pneu est de mod­èle clas­sique, donc inadap­té et impos­si­ble à dépareiller. Autrement dit: il ne fal­lait pas crev­er. Un heure plus tard, je con­firme: c’est un désas­tre. J’ai réparé des cen­taines de fois, mais là je n’y com­prends rien. L’idée que je pour­rais être n’im­porte où — dans l’At­a­ca­ma — en Laponie — loin, très loin — et que je suis là, au bord d’un aimable chemin basque, sous le soleil, m’en­cour­age: je jure de répar­er. Une ran­don­neuse s’ar­rête: “je t’aide?”. Quelle gen­til­lesse! Non — plus long de lui expli­quer que de per­sévér­er en soli­taire. Cepen­dant je n’y arrive pas. Les détails mécaniques fatigueraient les meilleurs esprits, moi le pre­mier, mais une chose m’ap­pa­raît : si je con­nais la théorie, en pra­tique je n’ar­rive à rien, je m’é­corche la main, je m’én­erve, je tords les spat­ules, je saigne. Le nez sur le pneu, je sens soudain une présence. Un cycliste. Habil­lé pour l’hiv­er, casqué, calme, et d’une ama­bil­ité! “Tu devrais…”. Le ton de la voix est celui d’un maître. Il a le savoir, je m’exé­cute. Au milieu du tra­vail, il recule de deux pas et dit : “étrange, la nuit dernière, j’ai rêvé que je crevais”. Et de m’ex­pli­quer que c’est impos­si­ble, lui, enfin son vélo, est équipé de “tube­less ready”. Moi, lui dis-je, je suis un imbé­cile, quand on m’a pro­posé des tube­less-ready, j’ai refusé. Rester dans la tra­di­tion, c’est ce que je voulais. — Oui, répond le cycliste, mais la tra­di­tion sur le pro­grès… je dirais… euh, achète une Fer­rari et fais-là tourn­er au char­bon, tu vois? La jante que tu as là, c’est une mer­veille, si je pou­vais me pay­er la même…”. Là-dessus nous finis­sons — lui surtout — et je m’empare de la pompe. Ma pompe. Elle ne marche pas. Il l’empoigne. Il con­firme: marche pas. Trente ans que je l’ai, lui dis-je. Il sort sa pompe. Elle marche. Il gon­fle mon pneu. Tan­dis que je remonte le porte-sacoches, le cycliste m’en­tre­tient de sub­til­ités tech­niques. Il faut se mon­tr­er cour­tois avec un ange tombé du ciel, je demande: et sinon, tu fais quoi? Le cycliste regarde autour de lui : je vais aller manger. Il indique sa direc­tion. Opposée à la mienne. Donc, lui dis-je, nous nous crois­erons sur le chemin du retour, car je vais à la mer. Cent kilo­mètres plus tard, je suis de retour sur mon tertre aux ânes et je n’ai pas revu le cycliste, ce qui est impos­si­ble, ce qui est vrai.