Bois-sacré

Si Hol­ly­wood était français, les jeunes Améri­cains mangeraient des tartines aux ril­lettes et porteraient les T‑shirt des marins bre­tons. Péri­clès au Parthénon avait déjà com­pris com­ment cap­tiv­er les peu­ples d’Em­pire par la force du symbole. 

Atteinte

Des forces sec­ondaires, tel­luriques, faibles mais con­stantes, amè­nent à la sit­u­a­tion con­voitée pour autant que vous la con­voitiez sincère­ment et longue­ment, je m’en aperçois encore ces jours, con­sid­érant que depuis des années mon but est de dis­pos­er de mon temps et d’en dis­pos­er absol­u­ment; pour le dire ain­si: plus d’ap­pels, plus de vis­ites, peu de sor­ties, pas de pres­sion admin­is­tra­tive, pas de prob­lème d’ar­gent, pas d’heure de réveil ni d’heure de couch­er, tout loisir de dia­loguer avec soi-même et les livres et de vivre en écriture.

Diplodocus

Ecrit au jardin par grand soleil, chaque début d’après-midi, Femme assise. Sachant que je skierai la semaine avec Luv et ne poserai pas une ligne, je finis­sais avant sa venue la par­tie qui intro­duit les per­son­nages du roman. Repris hier après avoir rac­com­pa­g­né Luv à Saragosse. Cette inter­rup­tion dans le tra­vail est red­outable. S’a­joutait ici un para­doxe: est-ce que je réus­sir­ai à amen­er le motif du texte (sans rai­son une femme vient s’asseoir devant votre lit, reste là, ne veut rien, ne dit rien, ne s’ex­plique pas)? Si je n’a­me­nais pas cette femme jusque dans la cham­bre du per­son­nage prin­ci­pal, si j’é­chouais à racon­ter ce qui s’en­suit, les pages déjà écrites étaient bonnes pour la poubelle. 

Choix

Plutôt que d’a­jouter son choix à celui des autres afin que se dégage une majorité, nous répé­tons en nom pro­pre le choix dit majori­taire. Longtemps, dire d’un choix qu’il est majori­taire suff­i­sait donc à l’im­pos­er. Le devenir tech­nique des prob­lèmes ajoute une dimen­sion à la ques­tion du choix : faire ressor­tir au domaine de l’ex­per­tise l’in­té­gral­ité des choix humains per­met à cha­cun de se sous­traire avec bonne con­science à sa respon­s­abil­ité sans paraître d’i­den­ti­fi­er à une majorité.

Neige

A ski dans les mon­tagnes de Can­danchu avec Luv. Nous tra­ver­sons le ciel en télésiège. A l’hori­zon, la col­lec­tion des cimes. Un employé se bronze dans une chaise de camp devant la cab­ine d’ar­rivée. Il salue, nous prenons pied dans la neige. Deux jeunes empoignent leurs bâtons, ils s’élan­cent. Nous voici seuls. Car­naval com­mence la semaine prochaine, il y a les écoles, mais pour appren­dre les goss­es restent au pied des pentes. On croirait que la sta­tion nous est réservée. Je ne me sou­viens pas d’un tel spec­ta­cle, d’un tel soleil, d’un tel silence. Nous emprun­tons un sec­ond télésiège. Il relie les som­mets et vous balade dix mètres au-dessus d’un chemin de ran­don­née, entre deux gouf­fres. Vers l’Ouest c’est l’Aragón, vers l’est la France. A quinze heures, lorsque j’en ai assez de godiller sur mes lattes de deux mètres cinq, je m’in­stalle sur la ter­rasse du bistrot et regarde Luv mon­ter et descen­dre seule au milieu de la montagne. 

Dedans-dehors

“Bref, la psy­cholo­gie, arme majeure des écrivains de la sub­jec­tiv­ité cède ici le pas à la soci­olo­gie, qui n’est jamais que l’é­tude d’une foule de psy­cholo­gies rassem­blées. Vous met­tez dix Freud dans la même pièce et vous fab­riquez un Marx. La soci­olo­gie, c’est la psy­cholo­gie au pluriel. ” Claude Frochaux, L’homme seul, vol II.

Imaginaire

Lorsque j’a­chetais à Agrabuey il y a cinq ans, je ne me préoc­cu­pais ni de la géo­gra­phie ni des loisirs: les murs sont de pierre me dis­ais-je, la mon­tagne est boisée, le vil­lage compte des sources et une riv­ière, voilà. Ent­hou­si­aste du site et de ses habi­tants, gar­di­en de la chronique locale mon voisin s’en trou­va vexé. Lorsqu’il deman­da devant un groupe d’ex­pli­quer pourquoi, moi un Suisse, j’avais choisi de m’établir à Agrabuey, il s’at­tendait à une réponse pas­sion­née. “Un hasard”, dis-je. Je pré­ci­sais : le résul­tat d’un cal­cul. Car la même année je me prom­e­nais en Castille sur les hauts d’Ávi­la et chez les Andalous, dans l’ar­rière-pays de l’Axar­quie, vis­i­tant des pro­priétés aux promess­es com­pa­ra­bles, soli­tude, eau, bois. Si j’en par­le, c’est que (par­fois) le hasard fait bien les choses. Naïf que je suis, je ne voy­ais pas la France de l’autre côté du col. Le ter­ri­toire des Hautes-Pyrénées est heureuse­ment sauvage et peu habité — il aurait pu en aller autrement. Pour les sta­tions de ski de même. Ce sont les plus réputées d’Es­pagne, elles attirent les citadins et l’ar­gent, eh bien je n’y pen­sais pas. Toute éner­gies con­cen­trées sur les moyens d’un avenir vivant et moral (pro­tégé des “derniers hommes”) cher­chant du bois, de l’eau et de la pierre, et une posi­tion de repli, je ne situ­ais pas Agrabuey sur une carte réelle mais imaginaire. 

Carnaval

Pleine lumière depuis des jours et des jours et voilà que la veille de l’ar­rivée de Luv le ciel tourne au gris, le vent se lève et le ciel retombe, il neige. Garé près du bar depuis Mála­ga mon bus était enfin rangé dans le garage munic­i­pal. Une semaine que j’at­tendais, véri­fi­ant chaque matin les plaques de glace qui blo­quent les accès et voilà que la neige recom­mence de tomber: demain ce sera encore la pati­noire, car au vil­lage per­son­ne ne s’oc­cupe de répan­dre le sel. J’ap­pelle Evola. Coincé depuis dix jours sur le ter­rain, il racon­te qu’un paysan en tracteur vient de sor­tir la Jeep de la neige pour la tir­er jusqu’au pont sur la riv­ière. Plus tard, une dépan­neuse l’a chargée. Elle ne roule plus. Ce soir il dort dans un hôtel de Puente aux frais de l’as­sur­ance; ce soir, il est dans les bars, il s’a­muse. Mais il est atten­du en Suisse où il doit sat­is­faire à des corvées, rem­plir des papiers, négoci­er des aides. Début de soirée, le mécani­cien de Puente sig­nale que l’embrayage gril­lé de la Jeep a été remis à neuf. Evola monte à Agrabuey, achète en ligne son bil­let pour Genève. Le lende­main, je l’ac­com­pa­gne à Saragosse. Il monte dans le train de Barcelone quand Luv en descend. Entre-deux, je suis allé à mon ren­dez-vous chez le con­ces­sion­naire Volk­swa­gen-bureau-offi­ciel pour l’achat d’un bus-camp­ing tout-ter­rain. L’employé me reçoit dans un cagibi aquar­i­um au cen­tre de la halle d’ex­po­si­tion. Il est excité et jovial, il est gros et sym­pa­thique. Il con­naît Agrabuey et demande des nou­velles des voisins. Il cause vélo, voies vertes et ran­don­nées avant d’en venir à notre affaire: “voyez, dit-il en affichant sur son écran d’or­di­na­teur une cir­cu­laire en alle­mand, il y a pénurie de pièces chi­nois­es, aucune livrai­son de 4x4 n’est prévue avant la fin de l’an­née”. Alors il télé­phone en mon nom à un garage spé­cial­isé dans la cus­tomi­sa­tion et demande de me faire un prix d’a­mi pour la trans­for­ma­tion de mon bus. Puis il recom­mence à par­ler vélo.

Livres

Organ­isés sur une ligne côté gauche du lit, il y en a qua­tre, puis six et douze. A l’op­posé, en par­tie basse, dans le mou du tapis, un appareil dont je viens de faire l’ac­qui­si­tion: il per­met d’é­couter des sons enreg­istrés sur une clef USB. J’en ai qua­tre. Verte, la forêt; bleue, les riv­ières; jaune, les chants des oiseaux; noire, la con­quête de l’e­space. Pour ne plus enten­dre bat­tre le cœur, j’al­terne. Ou alors je reprends la lec­ture. Quelques livres me tombent des mains. Paul Morand, mau­vais. Claude Simon, illis­i­ble. D’autres redonnent vie. Charles Dantzig, son Dic­tio­n­naire égoïste de la lit­téra­ture. Que tal­ent ce type! Un bavard génial. Ce qu’il reste de la France. H‑G Wells, L’île du Doc­teur More­au. Et Gom­brow­icz, La Pornogra­phie, texte d’un fou! Plus ras­sur­ant, et amer et doux, Hen­ri Calet. Avec lui on se balade dans Paris (quand la ville existait). 

Ukraine

A la fin du film l’ac­teur qui joue le rôle du prési­dent Zelin­sky meurt assassiné.