Barajas-Madrid

Dans un parc pub­lic, sur un banc, en face de la sta­tion de métro de Bara­jas, près de l’aéro­port de Madrid. J’at­tends Aplo. L’avion a du retard. Non loin, un jeune homme au télé­phone. Il enchaîne les appels. Dans la con­ver­sa­tion, il est ques­tion de tar­ifs à l’heure, d’abon­nement, d’a­van­tages. Au bout d’une heure, il est sat­is­fait. Il range son télé­phone, sort de son sac à dos une vais­selle de plas­tique, déballe couteau et fourchette. Je lui souhaite un bon appétit. A peine a‑t-il com­mencé de manger, le télé­phone sonne. Cette fois la con­ver­sa­tion ne laisse aucun doute: “elle t’at­ten­dra devant l’hô­tel, si vous pou­vez entr­er séparé­ment c’est mieux, pour le tarif c’est comme d’habi­tude…”. Le type est un prox­énète. Quand il a fini son repas, il roule trois cig­a­rettes, allume la pre­mière, empoche les autres, se lève: “alors bonne journée Monsieur!”.

Route 4

Fin d’é­tape à Con­sue­gra, dans la Province de Tolède. L’e­s­planade des car­a­vanes se trou­ve en dessous des moulins, la ville est à mes pieds. Un pas­teur promène ses chèvres. Bruits de voix qui mon­tent des rues. Soleil orangé. Les ram­pes du stade s’al­lu­ment, des goss­es jouent au foot. En direc­tion de Mas­caraque, la piste de cor­ri­da. C’est dans cette cam­pagne que se déroule mon His­toire des trois tables isocèles de Fran­cis­co l’An­choa, le roman picaresque écrit pour l’an­niver­saire des vingt ans de Luv.

Route 3

Détour de cent kilo­mètres pour me promen­er sur les aires d’at­ter­ris­sage de l’aéro­port de Ciu­dad Real. Con­stru­it aus­sitôt aban­don­né. Il n’a jamais servi. Si je me sou­viens bien, il y a quelques années, il a été mis aux enchères par l’E­tat. Des Chi­nois l’au­raient acquis pour 1 Euro. Une dizaine d’avions sont garés sur la tar­mac. Du stock­age. Halles des départs, tour de con­trôle, halles de fret, park­ings, pistes tout est silen­cieux. J’es­saie de pénétr­er dans l’un des ter­minaux, mais il y a des flics qui s’en­traî­nent à je ne sais quoi. Je remonte dans le bus, vais voir le Cen­tre des vis­ites, un bâti­ment cir­cu­laire posé sur la colline. Forme babélique, forme d’un pâté. Le vent fait trem­bler les pan­neaux de cou­ver­ture. Il en a emporté la moitié. De l’e­s­planade du Cen­tre on voit une passerelle géante qui émerge du ter­mi­nal pas­sagers et barre l’hori­zon. Elle devait rejoin­dre la future gare TGV. Je m’en vais, un train passe. 

Route 2

La gar­di­enne de la “Tour du vin” ne me lâche plus. Elle aus­si écrit. Elle a étudié la soci­olo­gie. “Intéres­sant”, lui dis-je. “Vous trou­vez?”, me répond-elle. Je vais par­tir. “Vrai­ment? Est-ce que j’ai vu toutes les salles du musée? La lab­o­ra­toire par exem­ple?”. Car il y a au pied de la Tour une expo­si­tion didac­tique sur la vini­fi­ca­tion. Des pan­neaux écrits, des pho­togra­phies d’archive, une chronolo­gie. J’en­tre, je ressors: trop fatigué pour lire. La gar­di­enne me dit qu’elle a écrit un essai sur les atten­tats du 11M (attaque ter­ror­iste de la gare d’A­tocha-Madrid le 11 mai 2004). Pas un livre, une enquête: “et j’ai trou­vé la vérité, le gou­verne­ment à men­ti”. Au hasard, je fais: “ce ne sont pas les Arabes?”. “Non, bien enten­du”, fait la gar­di­enne. Nous échangeons nos adress­es mails. Au super­marché j’achète des glaçons et de la Skol. Dans une épicerie à l’an­ci­enne, deux pains. Le bus est main­tenant rangé sur un vaste ter­rain adossé la vigne, der­rière une chapelle, l’Er­mi­ta San Cristo­bal. Je lave une salade, je bois la bière, je fais mon lit à bord du bus, drape safran, oreiller safran, duvet de plumes hon­grois. Il n’y a pas un bruit, juste un chien qui aboie au loin. La chapelle reste éclairée toute la nuit. Au réveil, j’ai un mes­sage de la gar­di­enne sur mon télé­phone: “com­ment as-tu trou­vé mon village?”.

Route

Déposé ce matin Gala à l’aéro­port d’Al­i­cante. Couché de bonne heure, réveil­lé de bonne heure. Pas dor­mi. A bord de la camion­nette, je roule à tra­vers les amandiers en fleurs. Plus loin, ce sont les mines de souf­fre, puis les reliefs vol­caniques. L’œil a demi-fer­mé je vais lente­ment, j’évite l’au­toroute, je tra­verse des hameaux, bois un café, par­le avec les vieil­lards assis sur les places et devant les églis­es. Les amandiers sont ros­es, la terre est rouge. J’é­coute Man­ches­ter Orches­tra et REM. En début d’après-midi, après un menu dans un restau­rant pour camion­neurs, j’en­gage le bus sur une route aban­don­née (en attente d’im­meubles qui ne seront jamais con­stru­its) et dors. Le soir, j’at­teins Socuél­lam­os, l’un des chefs-lieux de la région viti­cole de Valde­peñas, bour­gade de maisons d’un étage sur un plateau. Au milieu de ses quartiers tracés au cordeau, une “Tour du vin”. Etroit mirador métallique de dix étages auquel le vis­i­teur accède au moyen d’un ascenseur. C’est un musée. Qu’y a‑t-il à voir? La ville de Socuél­lam­os et ses vig­no­bles. J’ac­quitte le prix du bil­let, trois Euros. Je monte. Voici la pre­mière “curiosité” de mon livre des “Curiosités espagnoles”.

Urbanización Eden

En fin de compte, le quarti­er satel­li­taire et ses façades de vil­las mitoyennes en sucre est le meilleur endroit. Il est silen­cieux, arboré, con­fort­able, inhab­ité en cette sai­son. Main­tenant que le vent est tombé, la tem­péra­ture est con­stante: entre vingt-cinq et trente degrés. Après le petit-déje­uner et la con­sul­ta­tion des jour­naux, je vais à la piscine où je suis seul. Nous man­geons, je fais la sieste. Si Gala ne veut pas sor­tir, je m’oc­cupe des achats. Il y a un super­marché sur un ter­rain vague à un kilo­mètre de l’ur­ban­ización. Puis je me mets à la bière. La nuit venue, Gala regarde une série au salon, je lis de la philoso­phie au lit.

Valence-Time Square

Hier soir, je van­tais à Gala les mérites de Valen­cia. Ce matin, nous avons roulé qua­tre cent kilo­mètres aller-retour pour vis­iter la ville. D’après ce que j’en dis­ais, Gala jugeait qu’elle pour­rait y trou­ver de quoi vivre: le parc dans le lit asséché du río Turia pour aller à vélo, les vieux quartiers, l’U­ni­ver­sité. Ce que nous avons trou­vé, c’est une ville-aéro­port, de jeunes idiots low-cost leur bois­son à la main et à chaque coin de rue les enseignes com­mer­ciales de l’Em­pire. Cinq heures d’au­toroute, une demi-heure à pester sur place.

Dunes

Prom­e­nade sur le bord de mer de Guardamar del Segu­ra, entre la ligne des palmiers et la plage. Avec Mon­frère, il y a trente ans, nous venions dormir le same­di dans les dunes pour échap­per au train d’en­fer que menaient les fêtards de la movi­da autour de la place Xuquer de Valence. De ma cham­bre, je comp­tais vingt bars à musique ouverts tous les soirs, ouverts toute la nuit. Nous venions et repar­tions en train. Guardamar était alors un vil­lage pour touristes espag­nols. Le décor est le même aujour­d’hui, mais il n’y a plus que des faux réfugiés ukrainiens, des ouvri­ers sud-Améri­cains et des Scan­di­naves retraités qui dînent à l’heure de la sieste dans les Woks chi­nois. Les dunes n’ont pas bougé. 

Eté avancé

Des oiseaux dans les euca­lyp­tus, une terre jaune dressée au-dessus des cac­tus et la chaleur qui fige les palmiers. Au bout de l’al­lée la piscine a la forme d’une soucoupe. L’eau est claire, le silence com­plet. Je m’en­traîne, puis sors la bière et prof­ite d’en­ten­dre les chants. Un cou­ple hol­landais par­le en coulisse, comme sur la scène d’un théâtre. Par­fois un voiture démarre. 

Eden

Les Espag­nols appel­lent “urban­ización” ces quartiers rési­den­tiels conçus par les archi­tectes pour êtres déposés sur un ter­rain vague à la périphérie des villes. Depuis que je suis enfant, je con­nais ceux qui ser­vent de cités-repos aux tra­vailleurs des cap­i­tales avec leurs vastes park­ings à l’air libre, leurs bars de voisi­nage, leurs piscines com­mu­nau­taires et leurs ter­rains de sport, mais je n’avais jamais fréquen­té leur équiv­a­lent touris­tique en bord de mer. L’ ”urban­ización” Eden est bâtie sur les hau­teurs de Guardamar del Segu­ra, une sta­tion bal­néaire de la Cos­ta del Sol située entre Ali­cante et Carthagène. Com­posée d’un mil­li­er de vil­las con­tiguës blanchies à la chaux, elle est séparée de la mer par une semi-autoroute. Chaque maison­nette a deux étages. Le pro­prié­taire qui vit dans l’ap­parte­ment du pre­mier accède à son loge­ment par un escalier intérieur. C’est notre cas. L’ap­parte­ment fait soix­ante mètres au sol, les meubles sont en aggloméré, les ter­rass­es vit­rées et chaudes, la cui­sine bas de gamme mais pra­tique. La cham­bre à couch­er donne sur la buan­derie laque­lle donne chez le voisin. A la sig­na­ture du con­trat, le futur pro­prié­taire peut faire appos­er sans sup­plé­ment la faïence de son choix. L’on voit en façade des “José y María”, “Kep­pler haus”, Peer Gynt” ou encore “Sweet love”. D’après mes cal­culs que con­fir­ment les annonces des agences qui vendent le pro­duit à Guardamar, un apparte­ment de ce type coûte soix­ante mille francs. Un luxe acces­si­ble. L’ ”urban­ización” se vide et se rem­plit selon les péri­odes de vacances des dif­férents cal­en­dri­ers européens. L’aéro­port d’Al­i­cante débar­que les habi­tants par vagues. En ce mois de mars, seuls vivent dans les maison­nettes des cou­ples de retraités. Le soleil brille sur les toits. Les voitures sont alignées sous les palmiers. Au bout de la rue pri­v­a­tive, acces­si­ble au moyen d’une clef, la piscine. Autour de cette cité qui doit ressem­bler du ciel à une navette spa­tiale garée dans le désert, des parcs de jeux pour enfants et des parcs de jeux pour les chiens. Nos voisins sont litu­aniens, français, polon­ais, alle­mands, écossais.