Veille de voyage, l’heure projetée au plafond de la chambre indique que je me suis réveillé sept fois d’affilée au bout de sept minutes de sommeil. Le mécanisme est le suivant: je lis l’heure, plonge dans le sommeil, sept minutes et je me réveille; je lis l’heure, je replonge pour sept minutes. Il est possible que la séquence soit produite par le rythme sanguin. Les joncs que j’ai sectionné sur les berges de la rivière (exercice d’une forte pression pour obtenir des coupes nettes sur des diamètres de 4 et 5 centimètres) ont entraîné une douleur lancinante dans l’artère opérée. Peut-être même que les stents ont bougé.
Labour
Planté les patates ce matin alors qu’Evola et Shaloma dorment dans leur caravane. La veille, après la grillade et la coupe de fruits, je me suis retiré — il était une heure. Arrivé devant le van, je fais mon lit, je lis quelques pages de Zweig (“Conscience contre violence”), j’éteins. Ciel étoilé, lune bleue, derrière les arbres glisse l’eau de la rivière. Un premier rêve. Je me réveille, je me rendors. Le sommeil qui suit est léger. Un homme paraît dans le rêve. Il m’empêche de me reposer. Il pose des questions, toutes sortes de questions. “Un instant, lui dis-je, je sors pisser et on reprend”. Je me réveille et sors du van par la porte latérale. Nu sur le terrain (à demi endormi), je me félicite de ma ruse : quand je reviendrai dans le van, le personnage de rêve se sera évanoui. Fin des questions, retour au sommeil. Et les patates? C’est le matin, je dessine quatre rangées dans la terre meuble. Sur les berges, je coupe au sécateur des roseaux que je hache en sections. Ces sections servent à marquer l’extrémité des rangées. Je creuse les sillons à la pelle de jardinier. A Puente, j’ai acheté des tubercules hollandais et Aragonais. J’en plante 20 sur quatre rangées, reste neuf kilos de planctons. Si chaque tubercule donne six patates, nous aurons cent-vingt patates en septembre. Evola fait ses patates selon une autre méthode conforme au livre américain sur l’agriculture autosuffisante: planter en surface des tubercules germés en cuisine, pailler, arroser la paille. Pendant que je travaille la manière traditionnelle, je lorgne sur la caravane. Il est midi, il est une heure… Rien ne remue. Cela finit par m’inquiéter. Je frappe à la porte de la caravane. Un grognement, le couple émerge. Quand Evola paraît sur le champ, il annonce que lui et Shaloma ont parlé, fumé et bu jusqu’à l’aube.
Clinique
Dans son insurrection contre le réel, le socialisme terminal menace pour la seconde fois en cent ans la civilisation occidentale. Une maladie. Une maladie qui pourrit l’esprit pour mieux s’attaquer à la chair. Longue incubation. Ravages visibles. A terme le corps social succombera. Le concept d“autointoxication” chez Sloterdijk, de “court-circuit” chez Stiegler circonscrivent pour partie ce phénomène: une liquidation de l’humanité par la production assistée des miasmes. Dit autrement : “comment rendre malade puis entraîner le malade à aggraver son état”.
Images
La femme qui organise notre séjour sur cette terre apparaît sur l’horizon. Elle est chevelue et barbue. Cheveux et barbe sont noirs. Elles respecte les distances. Nul n’est censé savoir qui elle est. Je transporte un sac rempli de bouteilles de vin. L’une de ces bouteilles est cassée. Les débris ne me blessent pas le dos, le vin ne coule pas, mais je me représente cette blessure, cet écoulement. Je monte l’escalier. Dans l’appartement la fête bat son plein et chacun se demande: est-ce une fête généreuse? Nous sommes de retour dans la ville. Un bâtiment s’effondre. Un autre. Encore un. Le bâtiment est là, il n’est plus là. Notre groupe panique. N’importe quel bâtiment peut s’effondrer, nous tomber dessus, nous ensevelir. Je prends la direction du groupe, nous courons en direction de la mer. L’eau monte dans le canal. Le ressac menace. Je crie: “tous au parapet!”. Je m’exécute. Je patine dans la boue. Les autres n’ont pas suivi. Ils sont engloutis par les flots. Un Allemand installé sur une hauteur répète en allemand: “Gibt es Division?”. A la suite de Mamère, j’entre dans une librairie de plusieurs étages. Mamère monte. Je vais derrière. Aucun livre. Des employés habillés de blanc. Ils me dévisagent. Toujours aucun livre. Occupés à des tâches de bureau, les employés se demandent ce que je veux. Lorsque j’arrive au dernier étage, Mamère est de retour dans l’avenue. Quelqu’un fait rouler une balle de tennis sur la chaussée. Les passants essaient de l’attraper. Les voitures freinent. Elles freinent trop tard, il y a des écrasés. Je me précipite. Je tape dans la balle. Elle file. Un policier veut la saisir. Les passants sont d’accord: il ne faut pas que le policier s’empare de la balle. (Eléments: Adama Traoré-achat de bouteilles de Viñas del Vero-tremblement de terre de Turquie-Orda, l’hydrocosmos-faillite de la librairie Gilbert-Jeune de Paris-balle de tennis abandonnée sur le terrain de Piedralma-émeutes de France contre plan de retraite.)
Piedralma 2
Le soleil ne touche le van que vers 10h30. C’est alors que je me lève. Evola est déjà au travail dans la champ. Je reprends mon sécateur et ma scie à branches. Couper ces arbres, élaguer les pointes, nettoyer les mousses, arracher les grimpants, cela devient une obsession. Au milieu de l’après-midi, je bois un litre de Skol puis je reprends le travail. Avant la tombée du jour, j’ouvre une chemin jusqu’à la rivière et me baigne. Nous allumons un feu. Assis de part et d’autre du foyer sur des chaises pliantes, nous regardons le travail du jour, la falaise, les sapins, sur le haut la route qui émerge du défilé (une voiture est passée hier). Le soir les vautours volent en cercle au-dessus du terrain, à l’aube les oiseaux chantent (j’aimerais savoir leurs noms).
Piedralma
José-Antonio le métallurgiste, un vieil Espagnol au physique courtaud, cultive un terrain sur les berges de l’Aragon. Il fait le tout du propriétaire pour Evola et son amie et moi, détaille les lopins de la serre, oignons, courgettes, melons, asperges, explique l’adduction d’eau et les engrais, montre ses chiens de chasse et ses outils-machines. Nous repartons avec un motoculteur hissé sur le pont de la Jeep. Le temps est radieux. Vingt-deux le jour. Selon l’habitude, je gare mon van sur l’ancienne piste de tennis de Piedralma (qu’Antonio a coulée dans les années 1980 pour ses filles), débarque table, chaise, cuisine portable et jerrycan-fontaine, puis rejoins Evola sur le champ. En quatre jours nous labourons le carré des patates, traçons les plans à légumes et enterrons les tuyaux d’arrosage. Sur cette terre plaine de cailloux, le motoculteur secoue comme un bœuf de rodéo. J’essaie, je renonce. Les stent qu’on m’a plantés dans le coeur en novembre brûlent comme des clous enfoncés au marteau. Evola prend la suite. A la place, je taille les pins et les fruitiers. Il y en a cinquante. Certains sont plus que morts. Un film d’horreur, une pochette de dark métal. Le soir, Evola fait du pain. La nuit, il gèle.
Racket
Accidenté, je suis au lit. Le lit est poussé contre une paroi. Il fait nuit. Assis dans le lit, je roule le lit jusque dans la pièce voisine où dort Monfrère. Il est absent. Je vérifie les toilettes. Il est absent. Je vais au rayon pulls du Chinois, passe en revue les pulls, les trouve médiocres — “d’ailleurs, me dis-je, je les ais tous”. Une vendeuse chinoise me contrôle. Elle a détecté mon lit au moyen des caméras de vidéosurveillance. Il y a une autre cliente. Un femme. Elle est jeune, elles est rapide. Elle s’en va. “Un vieillard alité, me dis-je, et cependant, cette femme ignore que je me lève quand je veux et court et vole!”. Retour dans la pièce d’habitation. La vitrine donne dans la rue. C’est la nuit. Un homme ouvre la porte de l’extérieur. D’autres hommes suivent. Toute une bande. Des malfrats. Le chef exige que je paie où il me cognera. “Je n’ai pas oublié la somme que je dois à Devian le Juif, lui dis-je, combien?”. Deux cent francs. “C’est drôle, lui dis-je, vous jouez cette scène d’extorsion comme dans un film américain”, lui dis-je. Me tournant vers les enfants: “Vous voyez les enfants, avec la prostitution, le racket est le plus vieux métier du monde!”. Effrayée, ma fille Luv cherche de l’argent dans son portefeuille. “Luv, lui dis-je tout m’apercevant que je viens de prononcer son nom, il ne faut jamais dire son nom!”.
Bascule
Les élites d’école installées de l’Occident seront défaites par les élites des pays nouveaux. Dans leur conquête du pouvoir, ces dernières ont besoin du peuple. Elles lui redistribuent la part nécessaire. Arrivées par cooptation, les premières croient pouvoir se passer du peuple : c’est lui qui se passera d’elles.
Terrain
Six mois que nous parlons de labourer le carré aux patates de Piedralma. En octobre, j’ai commencé de retirer les feuilles de plastique encore enterrées suite au démontage de la serre. Travail long et pénible. Il faut tirer avec soin sur ces langues opaques si l’on veut éviter de les briser. A Noël, nous décidions de demander à un paysan de venir avec son tracteur. Ramasser les miettes coûterait moins d’e temps d’efforts que les extraire. Début du mois, Evola en revient à ma première solution: louer un motoculteur. Hier, veille du rendez-vous le terrain de cet après-midi, il dit: “J’ai lu le Guide de l’autosuffisance, labourer est inutile, c’est de l’illusion industrielle, il faut faire de la permaculture, on mélange les plantes, on laisse les racines, on utilise les mauvaises herbes…”.