Pourtant il y a aussi du bon dans ce désespoir. Du moins avant qu’il ne vous assomme. Ces jours, à la mi-journée, après avoir acheté des légumes aux Halles, je monte au premier étage du marché et m’installe devant un petit kiosque pour ivrognes, le Galéria Sörözö. Deux colonnes de blonde hongroise, une étagère à liqueur, des vins ouverts de Spron et de Zala. Mais ce qui intéresse les habitués, c’est la vodka. Ils la boivent dans des verres droit avec un rythme de métronome. Je me place à l’une des tables du milieu. Ils m’entourent. Quand ils sont deux, ils se regardent sans parler. Et à tour de rôle se lèvent, posent les verres sur les comptoirs, sortent leur billet de 1000 HUF, boivent. La bière, c’est pour rincer. Celui qui ramènera l’autre passe une tournée. En partie basse, dans la fosse, des campagnardes qui arrosent leur légumes pour faire briller (moins de clients l’après-midi) et des vietnamiens qui vendent la camelote vietnamienne. Bref, j’aime. Ce grand calme. Ces moments autour du bar. L’impossibilité que ne se produise quoique se soit de neuf, parce que le Galéria Sörözö n’a pas encore atteint la modernité. Le temps est arrêté.
Lehel
Présence discrète mais constante de l’alcool dans les rues de Buda. Les visages sont usés, la résignation lourde. L’article est nécessaire: on boit. Monpère dit: “les derniers résistants ont été éliminés en 1956”. Toute la ville, pourtant la plus dynamique et la plus joyeuse de Hongrie, à moins que l’on préfère dire “la seule ville de Hongrie” (j’ai voyagé dans les terres), vit dans une lumière pauvre. Vêtements, coupes de cheveux, démarches ajoutent à ce côté crépusculaire. Une ambiance que l’on retrouve dans les Carnets d’Imre Kertész, auteur fou (à la lire, on se demande parfois s’il se comprend lui-même).
Générosité
Il ne faut pas se montrer trop généreux avec ses amis. Quand bien même ils ne le manifestent pas, ils s’en offusquent; quand bien même ils ne le disent pas, ils vous le reprochent. Certains, afin de prouver qu’ils n’ont pas besoin de votre aide, vont jusqu’à la rupture : ce sont ceux qui en ont besoin.
District 14
Débloqué un vélo de rue pour explorer les quartiers situés au Nord-est de Buda derrière la Place des Héros et le zoo. J’ai trouvé là le décor de mon prochain récit, un chaos de bâtiments administratifs communistes envahis par les herbes, des stations de lavage autos qui transpirent des tonnes de mousse et des campements gitans creusés dans des décharges mais surtout, garé sur une voie de chemin de fer qui servait à approvisionnait la ville en charbon (via la gare centrale de Nyugati pályaudvar) un convoi devenu hospice de nuit pour clochards, longue théorie de cabines borgnes où pend du linge et des nourritures. Plus loin, monté le vélo sur un escalier en colimaçon de trois étages condamné (une erreur d’architecte); j’aboutis devant la glissière d’une double-voie sur pont qui domine le grand-huit en bois de l’actuel (ou de l’ancien?) lunapark et une montagne cartonnée de la taille des Buttes Chaumont. Je roule le vélo avec une alarme en poche: toutes les 25 minutes la sonnerie se déclenche. Alors, je me mets en quête d’une station. Je rends le vélo, j’en prends un autre. Ainsi, je ne paie rien — les trente premières minutes de location sont gratuites. Puis je m’aperçois qu’il suffit d’arrêter le vélo sur place, de le refermer le cadenas électronique, de patienter quelques minutes puis de prendre un nouveau contrat. Sauf que ce district 14 me plaît tant avec sa centrale de police en friches, ces lots de villas protégés de hauts grillages modèle prison, ces buffets chinois sans personnel ni clients ou encore ses bars en cave devant lesquels titubent les ouvriers (l’un d’entre eux fait la révérence et parle au trottoir) que je laisse filer le temps et fini par devoir débourser 3000 HUF.
Avion 2
Hongrois à moustache celte. Il me tend un bonbon à la régisse: “Pour les oreilles”. Courtois, j’accepte. Vingt ans que je n’ai pas sucé de bonbon. Le Hongrois s’endort, je recrache le bonbon, l’emballe, l’enfonce dans la poche du siège. Tout à l’heure j’achèterai un vin, auparavant, je dois effacer le goût de la réglisse. Devant moi, un autre Hongrois. Cou de boeuf, ventre rond, épaules carrées. Il feuillette le magazine de bord, il s’intéresse aux chips. J’attrape le même magazine mais ne trouve pas la section mini-bar. Penché par-dessus le gros Hongrois, je repère les publicités de son magazine pour trouver la page mini-bar dans le magazine. Je ne trouve pas. Le service commence. Le chariot est au niveau des toilettes. Juste après il est à ma hauteur. Aucun passager n’a fait d’achat. Je commande un vin rouge Hajós-Bajai. Le Hongrois à moustaches se réveille: “je sens que nous avons le vent dans le dos, nous allons rattraper notre retard”.
Avion
Arrivé au guichet d’enregistrement de Wizz air trois minutes avant la fermeture. Jusqu’au moment où l’employé referme la main sur mon bagage, je me demande: va-t-il l’accepter? Il ne resterait qu’une solution: abandonner la valise pour monter dans l’avion. Tout s’enchaînait bien pourtant depuis le départ d’Agrabuey, voiture, train régional, train national, jusqu’au métro à Barcelone… Trois liaison par heure Sants-El Prat. Le train est en retard. Il n’arrive pas. Quand la rame démarre, elel lambine à travers une banlieue en travaux. En fin de compte, je franchis les obstacles, mais dans quel état. Essoufflé, décoiffé, détrempé (couru à travers les terminaux la valise à la main), je prends place parmi les Hongrois qui attenden d’embarquer pour Budapest, j’ouvre une bière, j’avale des pilules pour le cœur, une annonce retentit: l’avion est encore au-dessus de Londres.