Futur simple

Peut-on créer une machine dont le vivant est une pièce comme une autre?

Essai

Chaque matin dès dix heures, assis sur le banc de la cap­i­tainer­ie du port de Hyères occupé à écrire Mon­des en con­struc­tion. Acheté un cahi­er d’é­cole ligné dans lequel je note au sty­lo pas­sant selon la force du soleil d’un banc à l’autre (il y en a six au pied des façades). Con­scient d’en dire trop, mais com­ment ne pas citer en amont les préreq­uis du raison­nement pour s’aider à penser la thèse, ce jeu, cette autoex­ci­ta­tion, au-delà du bien et du mal, au-delà de toute morale, dont j’étab­lis qu’elle vaut instru­men­ta­tion des indi­vidus pour la société du futur? Le pre­mier jet qui n’est qu’un sup­port au raison­nement sera amendé lors de la réécri­t­ure. Pour le reste, inquié­tude lorsque je me dirige vers mon banc, sat­is­fac­tion après devoir lorsque j’en reviens et retrou­ve la ter­rasse de notre apparte­ment sur la Mari­na, ouvre la pre­mière bière du jour (une Hinano de Tahi­ti), pré­pare le repas (à base d’ail et de basil­ic frais), vais à la sieste et dors sur les idées.

Prémonitoire

Dans un squat, pièce vaste et sans mobili­er dont je suis le seul occu­pant. Par la fenêtre sur rue, j’as­siste à l’ar­rivée d’un camion rouil­lé long de cent mètres. Il sert d’habi­ta­tion nomade à des équipes de squat­ters hos­tiles. Dans l’escalier de l’im­meu­ble résonne un cri : “Alexan­dre, c’est toi qu’ils vien­nent chercher!”. Les sol­dats du camion tes­tent leurs explosifs. Je vais à la com­mode, ouvre les tiroirs. La mitrail­lette n’a qu’un chargeur de 5 balles. Je cherche mon Glock. Je mag­a­sine. Enfile mon gilet, passe le hol­ster et prends posi­tion. Un regard autour de moi : ” Ils veu­lent envahir cette pièce pour m’empêcher d’écrire”.

Jeu

Décidé d’écrire l’es­sai sur la notion de jeu auquel je viens de trou­ver après des jours de ter­giver­sa­tions un titre: Mon­des en con­struc­tion (titre), Poli­tique du jeu (sous-titre). Suis allé repér­er les bancs sur le port. Il y en a un à mi-dis­tance de la Mari­na et des plages qui poussé dans un mur d’im­meu­ble est peu con­voité. Acheté un cahi­er au marché aux puces à une Russe qui vient de racheter le stock d’une librairie pour écol­iers. Et ce same­di, afin de me débar­rass­er, j’ai mis au point le nou­veau pro­gramme de cours d’AD-autodéfense; demain après le petit-déje­uner j’i­rai donc sur ce banc écrire l’es­sai. J’ai une semaine avant le vol Nice-Barcelone.

Grave (suite)

Couché à vingt heures. Douleur con­stante. Artère sous pres­sion, res­pi­ra­tion rapi­de. Impos­si­ble de fer­mer l’œil. La douleur aug­mente. Tête dans l’é­tau, bras qui trem­ble. A deux heures du matin, je me lève pour aller dire à Mon­père d’ap­pel­er une ambu­lance. Je m’é­vanouis. La douleur dev­enue trop forte le cerveau s’est arrêté. Quand je reprends mes esprits, je suis au sol. A qua­tre pattes, retour dans le lit. Mon­père et Nara me veil­lent. Verre d’eau, spray de sec­ours. Encore deux heures d’in­som­nie. Je m’en­dors. Le matin, office de change du Petit-Chêne, achat d’une palette de bière et départ en voiture pour la Côte-d’Azur.

Travail

Cet après-midi, pre­mière séance de la nou­velle com­pag­nie AD-autodéfense, à des fins de répéti­tion, sur les bor­ds de la Sarine, à Fri­bourg. Huit amis ont répon­du à l’in­vi­ta­tion. Tout autour, sur les deux ter­rains de foot­ball, des Pak­istanais à la peau orange entraî­nent leur crick­et. Le cours que nous testons ‑notre futur pro­duit- se déroule sur trois heures. J’ex­plique, je démon­tre, mon col­lègue sert de plas­tron, il rec­ti­fie les pos­tures. Entre amis, nous buvons ensuite jusqu’à minu­it au café du Belvédère. Retour par le dernier train pour Neuchâ­tel chez Luv, con­voi arrêté par la police qui cap­ture à grand ren­fort de spec­ta­cle un jeune fou alcoolisé que je con­nais et que j’ai d’ailleurs félic­ité à notre arrivée à Fri­bourg, vers 13h00, comme il se pro­po­sait de pirater pour nous les WC de la gare CFF afin que n’ayons pas à pay­er le “franc du besoin”. Mangé des pâtes à deux heures du matin dans l’ap­parte­ment-stu­dio que loue Luv sous le build­ing de l’Of­fice Fédéral de la Sta­tis­tique, nuit affreuse, tran­spi­rante, sans som­meil, mal­menée par des douleurs cardiaques. 

Tourisme local

Vis­ite non­cha­lante des quelques attrac­tions qui ont mis Budapest sur la carte des touristes d’a­gence, Palais de la musique et fontaines acro­ba­tiques, édi­fices Jugend­stil et bains de faïences, cafés aus­tro-vien­nois ou, j’aime ces ves­tiges dix-neu­viémistes, kiosques à fleurs en bois. Arrêté devant le Par­lement par les pré­parat­ifs au voy­age du Pape qui fera son spec­ta­cle jeu­di avec la béné­dic­tion d’Or­ban, nous met­tons le cap sur Óbu­da pas­sant le pont Margrit en tram. Au som­met de la colline royale, pho­togra­phie de cou­ple dans une fenêtre de frise du château. Elle est prise par une Française à qui Gala fait remar­quer qu’elle par­le bien le français, à quoi la femme répond: “je suis Française”. Cliché avec vue sur le Danube que j’en­voie à Luv par télé­phone, laque­lle me dit: “j’ai la même”. De retour dans la zone sous con­trôle hol­ly­woo­d­i­en de Vaci ut, grand traf­ic de spéci­mens étrangers mi-hommes mi-femmes blancs ou jaunes ou noirs col­lec­tant à coups d’ar­gent numérique les habits-chif­fons des enseignes mon­di­ales, puis à nou­veau — à par­tir du cen­tre com­mer­cial Wes­t­end qui mar­que la fin de la ville-mar­ket­ing et l’en­trée dans la zone d’habi­ta­tion du dis­trict XIII — la déam­bu­la­tion au milieu des Hon­grois lents, alcoolisés, cireux et mal fagotés mais de chair et d’os, c’est à dire vivant leur des­tin plutôt que le régime d’ape­san­teur capitaliste.

Au pays

Dès la descente d’avion, à mon corps défen­dant. Plus encore dans le train, trans­port de spéci­mens entre les zoos urbains de Genève et Lau­sanne. Wag­ons rem­plis de langues inin­tel­li­gi­bles et de physiques con­traires unifiés par des télé­phones et des com­porte­ments sim­i­laires. Lau­sanne: pour accéder à la ville un labyrinthe conçu par les fonc­tion­naires afin d’as­sur­er les travaux de réno­va­tion de la gare (pro­gramme de vex­a­tions sur dix ans). Pour rejoin­dre l’air libre, il faut se soumet­tre à une sorte de test de Cal­houn pro­to­cole “rats norvégiens”. Enfin je débouche rue du Sim­plon. Mon­père et Nara nous accueil­lent à l’ap­parte­ment. 19h00, Gala s’en va. 19h05: je suis chez Mon­père. Demain, Fri­bourg et Neuchâ­tel. Qua­tre jours durant je serai seul dans ce décor de série B qu’est devenu le pays. Un mélange de super­marchés galeries d’art, de bâti­ments admin­is­trat­ifs et de fast-foods. Semées d’ob­sta­cles éco­lo-ter­ror­istes, les rues sont des cir­cuits de puis­sance que rasent les vieil­lards cacochymes, affron­tent les femmes à barbe, peu­plent les éner­gumènes d’Afrique. 

Dentiste

Dans la salle d’at­tente, deux vieil­lards chenus habil­lés à la façon des anthro­po­logues des années 1950. L’homme qui vient de sor­tir du cab­i­net est appuyé sur une canne. Il se repose. L’autre attend. Il le fixe. Il fixe sa mâchoire. “C’est un peu lourd”, dit celui qui vient de recevoir ses nou­velles dents. Il se lève l’air décidé. L’autre: “tu es sûr?”. L’échange a eu lieu en anglais, ils salu­ent en hon­grois. Ils sor­tent. L’in­fir­mière s’en­cadre dans la porte, c’est mon tour. A la fin de la séance de polis­sage-blan­chisse­ment, la den­tiste retire l’ap­pareil qui tenait ma bouche ouverte devant la lampe à laser, elle tend un miroir et me fait admir­er mes dents. “Voilà, mais vous ne mangez pas de sauce rouge et vous ne buvez pas de café. Pen­dant une semaine.”. Et de la bière? “Pas de bière”. Vin? “Pas de vin”. Alors je fais com­ment? “Whisky et vodka”.

Du laboratoire

Budapest — Même dif­fu­sion dans les quartiers favorisés de la ville que dans les zones occi­den­tales des pièges-à-con­sciences mon­di­al­istes: pro­liféra­tion de chiens petits, ridicules et laids, dégénérés et vit­a­m­inés, chers à l’achat, chars à l’en­tre­tien, sou­vent mieux nour­ris que leurs maîtres lesquels rem­pla­cent enfants, amour, vacances, soin, désir. Par­al­lèle­ment, échoppes d’in­fecte nour­ri­t­ure améri­cain, turque, ital­i­enne, selon la recette uni­verselle du pau­vre en pays nan­ti, pain et viande médiocres, con­gelés, décon­gelés, frits. Effet per­cep­ti­ble, corps en expan­sion, vitesse moin­dre, cerveaux englués, auto-fas­ci­na­tion, lib­erté indus­trielle, onanisme des sous-classes.