Guadalajara 3
A son tour, Gala regarde par la fenêtre de la chambre d’hôtel. Prés noirs, terrains vagues, puis la nuit en pente douce jusqu’aux collines. La route file à l’est vers la Castille de Don Quichotte, oliviers, moulins, forts en ruines.
-Tu es sûr qu’il y avait des réverbères ?
-Mais enfin !
-Oui, oui. Enfin, moi, je n’en sais rien, je ne suis jamais repassée par ici.
Ce qui est faux : nous y sommes venus deux fois, ensemble, après le voyage d’été à Tolède et Alcazar de San Juan. J’insiste. Gala aussi : elle est certaine. Mémoire pour mémoire, la mienne est plus incertaine que je ne le crois. En effet le lendemain, tandis que je compile pour une revue de Paris des extraits du Journal de l’année 2007, je jette un œil à des notes plus anciennes et tombe sur cette remarque de l’automne 1980 : « la première chose que nous avons fait à New-York, ce qui n’est pas bien original, est de monter au cent-unième étage du World Trade center ». Alors qu’après l’effondrement, comme le sujet était sur toutes les lèvres, je disais n’y être jamais monté.
Venezuela
A vingt-trois heures, au retour de l’entraînement, repas vénézuelien dans un restaurant que les patrons ne gardent ouvert que pour nous. Sur une table en milieu de salle, nous ouvrons nos ordinateurs. On nous sert sur la table voisine afin que nous n’ayons pas à les refermer. Rondelles de banane frite, yuca, riz noir et plume de porc. Délicieux. Sur la nappe, des fourmis. Avant que le garçon apporte les plats, elles n’y sont pas ; après qu’il débarrasse, elles n’y sont plus.
Titre
Plus d’une semaine que je cherche chaque nuit, raison probable de mes insomnies et moyen veux-je croire de me désennuyer dans l’attente du sommeil, le titre de rechange que je pourrai proposer à mon éditeur, celui-ci ayant émis des réserves quant au choix actuel et souligner dans le contrat, à côté de mon premier choix « titre provisoire ». Eh bien, moi qui me flatte de maîtriser la fabrique des titres, je sèche. A l’heure qu’il est, j’en ai envisagé plus de deux cents. Il faudrait relire le texte. En extraire quelques mots. Mais relire avant les dernières corrections n’est jamais une bonne idée. Superinconnu, voilà ce que j’ai trouvé de mieux. Cherchons encore.
Télévision
L’appartement est équipé d’un téléviseur. Exception faite des chambres d’hôtel, je n’ai jamais eu la télévision. Ni enfant ni adulte. Mes parents la tenaient en réserve dans une armoire. Elle s’ouvrait un samedi sur deux. A la fin, nous n’y pensions plus. Ces jours, je l’allume. Conclusion : la seule chose que l’on peut regarder ce sont les dessins animés. Toute théorique, puisque j’éteins. La semaine suivante, je rallume. Cette fois, je choisis la chaîne d’information en continu. Autant les dessins animés me réjouissaient autant les informations m’angoissent. Et cela, à raison de deux gros quarts d’heure de visionnement par jour. C’est que les problèmes évoqués à l’écran comme leurs solutions semblent avoir été fabriqués pour occuper le temps d’antenne. Ils traitent de notre société telle qu’elle n’est pas. Rôle de la télévision : faire écran.
Rythme
Etrange rythme. Peut-être dû au climat. Chaud, assez chaud, agréable, mais inhabituel pour ces gens de la mer — il désordonne les comportements. Car ici la règle veut que l’on travaille peu et lentement pour vaquer aux trois occupations essentielles, aller à la rencontre des autres, manger en terrasse, regarder les matchs de football. Or, les rafales de vent, l’air humide, la fraîcheur des soirées dépossèdent les villageois de ces plaisirs. Elle les dénude, les simplifie. Ils se cherchent dans la rue, s’apostrophent et se trouvent d’accord : où est le soleil ? que cela finisse ! Ce qui retentit encore sur notre horaire. A minuit, je me couche. Gala va jusqu’au bout du film, qui ne m’intéresse ni en son début ni à la fin. Gala se couche. Quand je me lève, il est midi. Gala dort une heure de plus. A quinze heures, nous mangeons, puis je vais à l’entraînement. A vingt-deux heures, film suivant et à nouveau le lit.
Rêve
Monpère dort dans le même lit. J’entends des bruits derrière la cloison. De l’eau. Puis des voix. Je m’alarme. J’appelle. Je crie. Si bien que Gala se réveille :
-Quoi, qu’est-ce qu’il y a ?
-Rien, je te raconterai.
Cinq heures plus tard, après l’insomnie, je me rendors. Je rêve que je vomis de la bile noire. Monpère me demande :
-Que se passe-t-il ?
-Je rêvais, j’ai cru que tu dormais à côté de moi.
-Je parle de ce que tu as mangé.
«Sais pas, me dis-je, un produit pour l’entraînement ? »
-Qu’as-tu mangé ? insiste Monpère.
(il sait tout sur les causes et les effets).
Je réfléchis à ce que je devrais et ne devrais pas lui dire.
-Un petit pain ?
Platter 2
« Nous n’étions pas encore bien éloignés de Dresde lorsqu’un jour, comme je mendiais dans un village, un paysan qui se trouvait devant sa maison s’enquit de mon origine. En apprenant que j’étais Suisse, il me demanda si je n’avais pas de compagnons. « Ils m’attendent à l’entrée du village », répondis-je. « Amène-les ici », dit-il. Et il nous donna un bon repas avec de la bière en quantité. Nous fûmes bientôt en belle humeur et le paysan aussi. Sa mère était au lit dans la même chambre ; il lui dit. « Mère, tu as souhaité maintes fois de voir un Suisse avant ta mort ; eh bien ! en voici quelques uns que j’ai invités pour l’amour de toi ! » A ces mots, la vieille se mit sur son séant et remercia son fils de nous avoir régalés : « J’ai, ajouta-t-elle, entendu si souvent dire du bien des Suisses que j’avais grand désir d’en voir un ; il me semble que maintenant je mourrai plus volontiers. Allons, amusez-vous. »
Thomas Platter, Ma vie.