Sinusoïdales

Gen­til­lesse des Flo­rentins. A l’oeu­vre, un génie sim­ple. Autant sont rec­tilignes, for­mal­isées et pres­santes les per­spec­tives qui dessi­nent le corps majeur de nos sociétés d’as­cen­dance ger­manique, autant sont curvilignes, organiques et  négo­cia­bles les tra­jec­toires que trace au sol la rou­tine des Ital­iens — note que je prends à mon détri­ment, plom­bé que je suis par un atavisme nordique.

Liberté

Lib­erté d’ex­pres­sion sig­ni­fie et ne peut que sig­ni­fi­er: toute opin­ion que per­met de for­muler la langue ver­nac­u­laire, celle que les mem­bres d’une même pop­u­la­tion ont en com­mun et entre­ti­en­nent pour que com­mune elle demeure, a droit de cité.

Ecureuils

En dépit de la grosseur crois­sante des troncs, les écureuils étaient désor­mais à l’étroit dans les arbres. Le soir, réu­nis dans les méan­dres du bois, avides de signes à déchiffr­er, ils se bous­cu­laient pour apercevoir le ciel.

Réfugiés suisses

Des enfants de Vil­leneuve et Mon­treux, quelques uns de dix-sept, d’autres de vingt-cinq et trente ans, gag­nèrent clan­des­tine­ment le Maghreb. Débar­qués à Tanger, ils errèrent dans le port puis s’in­stal­lèrent dans des bleds reculés où les retrou­vèrent d’autres Suiss­es des can­tons de Vaud et Neuchâ­tel. Repérés par les autorités, ils furent hébergés dans des riads d’E­tat, nour­ris, munis d’ar­gent et pourvus de par­rains de bonne volon­té. Par désoeu­vre­ment et bêtise, ils s’adon­nèrent au vol à la tire et à la con­som­ma­tion de drogue, puis con­statant que la police lais­sait faire et que les par­rains de l’opéra­tion “un toit pour les immi­grés suiss­es” les jus­ti­fi­aient, passèrent au viol et au pil­lage. Quand les par­ents de la jeune Leila, bru­tal­isée et vio­lée, firent le siège du riad où les enfants suiss­es étaient réfugiés, les politi­ciens, assistés de nom­breux fonc­tion­naires, d’in­tel­lectuels et de l’i­mam, men­acèrent les autochtones d’emprisonnement, eux qui, par leurs protes­ta­tions, man­i­fes­taient un racisme indigne du Maghreb.

En ligne

Dou­ble dif­fi­culté de l’écri­t­ure quo­ti­di­enne, en ligne. Sans cesse con­fron­té au risque de dévoil­er les traits de car­ac­tère de ceux que l’on aime, avec qui on vit; de heurter les sen­si­bil­ités des per­son­nes dont on a l’ami­tié, ou du moins l’assen­ti­ment. L’ex­er­ci­ce relève de l’ac­ro­batie. Et chang­er les noms n’y suf­fit pas: jamais les gens ne sont plus per­spi­caces qu’au moment de se recon­naître (quitte à se recon­naître dans des étrangers). Ajou­tons les prob­lèmes de pen­sée, et d’abord les opin­ions sociales et poli­tiques, pour autrui autant d’oc­ca­sions de lyn­chage. Un écrivain hon­nête? Qu’est-ce que cela? Un homme qui aurait com­plète­ment renon­cer à lui-même. Autant dire, cela n’ex­iste pas.

Degrés

Chaleur écras­ante dans Flo­rence. A l’aube, l’oie et le coq, vers sept heures le chien, puis ce petit monde se ren­dort et cède la place aux gril­lons. Dans l’après-midi, il fait 39 degrés. En voiture, par des routes tortueuses englouties de végé­ta­tion je me rends à la palestre. La salle d’en­traîne­ment est en sous-sol. Le pro­prié­taire que je viens de pay­er 100 euros, l’air con­tent, ravi même, l’al­lume afin que je puisse en prof­iter dans l’at­tente du cours prévu pour vingt heures. Je fais des quats et des pom­pes. A Gala, j’ai dit la semaine précé­dente: il n’y a pas de fenêtres. Main­tenant que j’ai la salle pour moi, j’y regarde de plus près. De fait, il y a un soupi­rail. Deux mêmes. Le bruit d’un moteur et le bal­ai d’un jeu de phares me ren­seignent : ils sont per­cés dans un mur qui donne sur un garage souter­rain. Plus tard, organ­i­sa­tion de com­bats sou­ples. Mon adver­saire est un petit râblé, leste et bon boxeur. Il fait dix degrés de plus qu’à l’ex­térieur. Fin de la deux­ième minute, je fais signe: mon des­tin n’est pas de mourir d’apoplex­ie dans un sous-sol de la rue Francesco Valenti.

Enfants 2

Repas au pied des Dents-du-Midi. Le soleil baisse lente­ment. Sur les façades de pierre, les ros­es ne s’estom­pent qu’après vingt-deux heures. Repas de qual­ité valant con­fir­ma­tion: manger en Suisse est devenu un luxe, et je dis bien, en super­marché comme au restau­rant. Pour l’hô­tel, même con­stat. Depuis févri­er, j’ai loué une cinquan­taine de cham­bres de la Bir­manie à l’Ukraine en pas­sant par Madrid. Ici, dans nos mon­tagnes que jalouse la planète, le stand­ing est celui de la bonne parisi­enne logée en mansarde. Reste la nature, puis­sante, ver­ti­cale, noire et verte, où le mieux est encore de planter le tente. Le lende­main, dimanche matin, balade avec les enfants sur les pistes de la sta­tion des Crozets. A tâtons, entre hypothès­es et con­traintes, Aplo et moi cher­chons une solu­tion pour le jour où il quit­tera l’ar­mée début octo­bre. La note obtenue au bac­calau­réat est trop faible pour une entrée à l’u­ni­ver­sité, il est trop âgé pour un appren­tis­sage et à défaut, il s’a­gi­ra encore de trou­ver une place, quant aux écoles privées de France qu’il espère ral­li­er, je sais ce qu’elles valent: on y trou­ve des enseignants qui n’ayant jamais réus­si à entr­er à l’u­ni­ver­sité ni trou­ver de tra­vail sur le marché, vous expliquent com­ment “met­tre toutes les chances de votre côté”.

Enfants

Same­di matin, débar­qué des casernes de Thoune, por­tant l’u­ni­forme dont il détaille pour nous les insignes, grades et récom­pens­es, tous jaunes, Aplo, le béret vis­sé sur la tête, le sourire radieux. Il mange des tartines, je fais sa lessive, quand survient Luv, qui vient elle de Genève, grande, élancée, habil­lée d’un pan­talon flot­tant. Peu après, nous roulons en direc­tion de Ver­nayaz et de la Pis­se­vache. Gala va lire au café, les enfants et moi ten­tons l’as­cen­sion. Hélas, une éboule­ment à réduit le sen­tier. Moi qui tenais à voir ce site qui ser­vait il y a vingt ans de décor à l’une des scènes de ma pièce jouée à Paris “La Suisse est un petit pays située entre l’Alle­magne, l’Autriche, l’I­tal­ie et un qua­trième pays dont j’ou­blie le nom”. Après un début de con­ver­sa­tion sur l’échec sco­laire de Luv (elle redou­ble), nous repor­tons au lende­main la dis­cus­sion sur le futur d’Ap­lo au sor­tir de l’ar­mée et rejoignons Gala dans une halte pour motards, puis mon­tons au Val d’Il­liez où j’ai réservé pour la nuit à l’Hô­tel communal.

Suisse

Long voy­age en train à des­ti­na­tion de Lau­sanne. La voie qui mène de Flo­rence à Bologne puis Stre­sa et le Valais, com­prise comme elle est entre des pans de mon­tagne, pro­duit une sen­sa­tion d’é­touf­fe­ment. Ce sont d’abord les tun­nels qui ponctuent la tra­ver­sée de la Toscane, puis la plaine indus­trielle des alen­tours de Milan, enfin les val­lées éden­tées qui don­nent l’as­saut du Sim­plon. Par endroits, un peu de lumière jail­lit par les fenêtre, puis à nou­veau le noir. Par­tis en mat­inée de San­ta-Maria-Novel­la, nous posons nos valis­es dans l’ar­rière-bou­tique sept heures plus tard. J’ap­pelle Mamère. Aus­sitôt, elle est à la porte. Gala en prof­ite pour se réc­on­cili­er: voilà six ans que les deux femmes ne se par­laient plus. Sit­u­a­tion dif­fi­cile, qu’un homme ne peut résoudre (fils, amant, mari, la pos­ture est inex­tri­ca­ble). Ensuite, sur une ter­rasse du boule­vard de Grancy avec Mamère. “Je renonce à com­pren­dre tes déplace­ments”, me dit-elle. Admet­tons, même pour moi ils sont com­pliqués. Et puis je viens de lui annon­cer que fin août je ren­tr­erai à Agrabuey en bateau. Etrange, car si l’on pense train, avion, voiture, à notre époque on pense rarement bateau. Or, je viens de con­stater que l’on peut voy­ager en couchette, avec son véhicule en cale, de Gênes à Barcelone. Le soir, dans une chaleur pénible — moin­dre toute­fois que dans la cuvette flo­ren­tine — apéri­tif sur apéri­tif. Soudain, le locataire du mag­a­sin (autre­fois bro­can­teur, il polit dans la salle du fond des ver­res ébréchés) et son fils. Qui se met­tent à cir­culer dans notre bureau d’af­fichage. Et par­lent d’in­staller un mag­a­sin de bière arti­sanale. Ce que j’en pense? Rien — je dis “oui”, tout en songeant, “nous verrons”.

Faible

Auteur de La pen­sée faible (à l’époque le titre ital­ien dis­ait “debole”), le philosophe Gian­ni Vat­ti­mo accorde ces jours à la presse inter­na­tionale qui devine la mort prochaine des entre­tiens dans lesquels il tient des pro­pos entre ironie, dés­in­vol­ture, et provo­ca­tion, et dégoût, pour s’a­doss­er, chaque fois que la vacuité du pro­pos men­ace, à Hei­deg­ger et Niet­zsche, soupe­sant j’imag­ine que la pos­ture est indigne d’un homme qui a durable­ment son­der l’homme. Dois-je dire que j’ai été désolé de cet exer­ci­ce de clown triste et prise au com­bi­en plus, fut-il social­iste voire marx­isant, et ter­ri­ble­ment français, la force de com­bat et la richesse de réflex­ion rob­o­ra­tive d’un Bernard Stiegler.