Promenade dans le quartier de l’Alameda en passant par Hidalgo. Sur le Zócalo bouclé par la police, préparatifs pour une reconstitution historique « la conquête de Tenochtitlan par Cortés ». Derrière les barrières, des indiens en costumes, des Espagnols en armure et des fanfares de l’armée (celles-ci authentiques). Devant les barrières, cireurs de chaussures, « peones » qui aident les bourgeois à se garer, police de proximité, aztèques qui vendent de la bimbeloterie, touristes en Bermudes. En haut d’une façade, côté est de cette place qui est la plus grande et la plus connue du Mexique, le bar en terrasse où nous avons passé la soirée avec Luv et Toldo il y a 25 ans, au centre, la Cathédrale baroque où j’ai écouté Guy Bovet jouer du Pachelbell il y a quarante ans. Dans le parc d’Hidalgo, une faune de clochards dont la peau a la même teinte que la terre. Au pied des arbres, ils gisent à demi-morts. Partout des gamins hirsutes, noirs de saleté. Dans les jupes de leurs mères, des sucreries. Les femmes vendent à l’encan. Sur un îlot côté Revolución, trois cent individus défoncés au cannabis sous la banderole « Défense des droits humains du fumeur de haschich ». Les plus atteints rampent au sol, cherchent un mur où s’appuyer.
Hotel Revolución, Mexico D.F.
Perdu dans son costume, le réceptionniste de vingt ans enregistre ma réservation comme on gèrerait une affaire décisive pour l’avenir de l’humanité. En même temps qu’il fait, il dit ce qu’il fait. La concentration est si forte qu’il n’a pas le temps de regarder le client, d’écouter le client, de sourire. Ce réceptionniste me rappelle mon médecin de Châtel-Saint-Denis, jeune lui aussi : qui pose des questions le nez dans l’ordinateur, tape la réponse sans vous regarder, serre la main sans changer de position et vous envoie à la prise de sang : « vous recevrez les résultats par mail ».
Vol
Boeing d’Aeromexico : assis à l’arrière, contre les toilettes (siège le moins cher du vol), avec vue sur 300 écrans de divertissement. Deux rangés devant, un grand-père Mexicain enchaîne film sur film pendant les 12 heures que dure le vol. A ma droite un étudiant juriste de Toluca. Il rentre d’un semestre d’échange, porte un T‑shirt de l’Académie de Platon, me montre sur son téléphone ses photographies des lieux philosophiques de la Grèce ancienne. Sur la tête il a empilé des casquettes souvenirs, une par ville visitée : Athènes, Rome, Amsterdam, Londres… De l’autre côté du couloir, siège vide. Celui de Gala. L’avant-veille du départ, elle a mal, elle ne peut pas, elle ne veut pas prendre le risque. Un mal, un risque, un pouvoir ou ne pouvoir-pas qui sont aussi des excuses. Acheter des illusions au frais de l’autre, facile — je préparais le voyage depuis novembre.
Brazil-Barajas
Après l’enregistrement, la douane et la fouille, autre portique, flambant neuf celui-ci, gardé par une policière adolescente. Je dis « une » pour indiquer qu’elle est seule, que ce sont les machines qui font le travail. Que font ces machines ? Elle font passer. Comme l’outillage est neuf, que personne ne comprend son fonctionnement, une négresse pousse les voyageurs dans la direction des machines, les installe, leur intime de ne plus bouger. Une fois immobile dans cette espèce d’aquarium verticalisé le client présente son passeport, son visage, ses mains et la prunelle de ses yeux. La machine digère et coordonne. Si vous êtes celui que vous êtes, la machine ouvre la barrière. Comme “je suis celui que je suis”, elle ouvre, je passe. Mais la policière me rattrape, elle m’interpelle. Elle consulte mon passeport. Téléphone. Le consulte encore. Prends des ordres. Dans mon dos, les clients du monde entier, indiens en pagne, Chinois, routards, cow-boys. Ils passent. Ils plaisantent. Vont boire des jus. Partent en vacances. Je reste. A la policière, je fais valoir que ce doit être le passeport. Lui aussi est neuf. Et Suisse. Donc en avance. Technologiquement, veux-je dire… Non, ce n’est pas ça. La policière adolescente compose un autre numéro, fronce les sourcils:
-Vous sortez de prison ?
« Non ».
-Vous avez fait sauter l’alarme rouge! Regardez, là!
Je regarde là.
-Eu affaire à la justice récemment ?
Obligé de dire « oui », sans trop savoir à quoi j’acquiesce.
Les gosses à qui j’aurai donné une tarte ? La policière ne sait pas. Moi non plus. Cette affaire de gosses qui, comme la plupart des affaires en justice, vérifie que la Justice n’existe pas. Affaire au cours de laquelle les parents ont menti, les gamins ont menti sur ordre, les juges femmes ont écouté ces mensonges et menti au nom de l’idéologie féministe avant que de juger, et me voici « alerte rouge » !
Départ
Loué par internet un stationnement sur un terrain vague de la périphérie de l’aéroport de Madrid-Barajas. A la réception du van, une famille de Sévillans, sept personnes avec la grand-mère et les petits-enfants, s’inquiète auprès de l’employé : « comment rejoindre la porte d’embarquement pour notre vol, il est écrit ici qu’elle ferme à 10h10? ». Je consulte l’heure : il est 9h54. Après avoir garé et débranché le van (il restera 45 jours sur ce terrain), je reviens avec mon sac à dos à la réception. Les Andalous sont toujours là. A 10h00 ils embarquent à mes côtés dans la navette. Devant le terminal, la mère des petits prend la direction du groupe et dit : « on ne s’arrête pas jusqu’à avoir atteint la porte ».
Étape
Rangé le van dans le parking de l’Area 112, près de Guadalajara. Sur ce plateau logé entre les déserts de Calatayud et la vallée de Madrid, les nuits sont glaciales. Je prépare mon lit pour la nuit, je mange à la cafétéria, un édifice qui rappelle les “road movies” des années 1970: surmonté d’une enseigne de néon, il a été moderne. Les serveuses portent l’uniforme, elles se relaient selon la règle des 3/8, préparent d’épais sandwichs à la viande, donnent du « cariño » et du « mi amor » aux routiers. La cafétéria Area 112 est ouverte du dimanche au lundi et 24/24. Adossés aux déserts, les camionneurs dorment sur une portion de parking réservée. Tourné vers Madrid, je suis seul, à l’écart. Une voiture de patrouille roule au pas. C’est la garde civile: une ronde par heure. Effet du désœuvrement dans cette région parmi les plus vides d’Espagne. La voiture ralentit à ma hauteur et repart – j’en conclus que les gardes n’ont pas d’ordinateur de bord, qu’ils n’ont pas su vérifier mes plaques. Des semi-remorques manœuvrent. Je finis mes bières, je me couche. Sur la case contiguë des voyageurs ont organisé un feu. N’est-ce pas extraordinaire : faire un feu, à l’étape, le long de l’autoroute? J’éteins. Coucher de soleil jaune et rouge sur paysage sans fin — le trafic nocturne se déverse vers la capitale.
Librairie
Cela a commencé il y a six mois. La librairie se trouve dans la ville moyenne de Lausanne, entre la cathédrale et la gare; tout en sachant que je rêve, je me souviens qu’il existe dans l’angle d’une rue pavée une librairie d’ancien. Les étalages de livres sur table visibles à travers la vitrine ne sont que déception et ne méritent pas que l’on s’y attarde, surtout des “paper backs” américains, cette ignominie. Mais un escalier en colimaçon mène à un sous-sol qui contient de vrais livres de littérature et une grande quantité d’essais. Tout en m’acheminant par la ville, ce sont ces livres dans le souterrain que je me représente. Or, arrivé dans la rue pavée, je constate que la librairie a déménagé ou qu’elle n’existe plus. Le rêve déroule ses scènes dans cet ordre, sans grandes variations, plusieurs mois de suite. Au début de l’hiver, il évolue: je me représente la librairie et ses promesses, mais je sais qu’elle n’existe plus et le rêve prend alors une autre direction. Hier (dans le rêve), je me trouvais dans le quartier de la librairie. Comment je le savais? Impossible à dire puisque je me trouvais à bord d’une ascenseur, occupé à remonter d’un parking en profondeur. L’ascenseur s’arrête, la porte coulisse. Ce n’est pas mon étage mais se tient devant moi, au fond d’un couloir, un adolescent qui règle son téléphone. Je lui fais signe: “tu montes?”. En même temps, je pense: je devrais me méfier. Il a un coquard sous l’oeil droite, une sorte de tumescence provoquée par un coup et j’observe: “normal qu’il se méfie”. D’ailleurs il répond: “non, je ne monte pas”. L’ascenseur repart et cette fois quand la porte s’ouvre je suis au niveau du souterrain où se trouve la section de la librairie réservée à la littérature. Un fille me dit: “je suis pote de la charia”. A quoi je réponds: “je vais voir les livres”. Elle corrige, “vous n’avez pas compris, je suis pote de chanaria!”. Ah, me dis-je, voilà qui vaut mieux! J’entre dans la librairie songeant : profite de ce que tu l’as trouvée pour regarder tout ce qui t’intéresse, la prochaine fois elle ne sera peut-être pas là.