Dès la descente d’avion, à mon corps défendant. Plus encore dans le train, transport de spécimens entre les zoos urbains de Genève et Lausanne. Wagons remplis de langues inintelligibles et de physiques contraires unifiés par des téléphones et des comportements similaires. Lausanne: pour accéder à la ville un labyrinthe conçu par les fonctionnaires afin d’assurer les travaux de rénovation de la gare (programme de vexations sur dix ans). Pour rejoindre l’air libre, il faut se soumettre à une sorte de test de Calhoun protocole “rats norvégiens”. Enfin je débouche rue du Simplon. Monpère et Nara nous accueillent à l’appartement. 19h00, Gala s’en va. 19h05: je suis chez Monpère. Demain, Fribourg et Neuchâtel. Quatre jours durant je serai seul dans ce décor de série B qu’est devenu le pays. Un mélange de supermarchés galeries d’art, de bâtiments administratifs et de fast-foods. Semées d’obstacles écolo-terroristes, les rues sont des circuits de puissance que rasent les vieillards cacochymes, affrontent les femmes à barbe, peuplent les énergumènes d’Afrique.
Mois : avril 2023
Dentiste
Dans la salle d’attente, deux vieillards chenus habillés à la façon des anthropologues des années 1950. L’homme qui vient de sortir du cabinet est appuyé sur une canne. Il se repose. L’autre attend. Il le fixe. Il fixe sa mâchoire. “C’est un peu lourd”, dit celui qui vient de recevoir ses nouvelles dents. Il se lève l’air décidé. L’autre: “tu es sûr?”. L’échange a eu lieu en anglais, ils saluent en hongrois. Ils sortent. L’infirmière s’encadre dans la porte, c’est mon tour. A la fin de la séance de polissage-blanchissement, la dentiste retire l’appareil qui tenait ma bouche ouverte devant la lampe à laser, elle tend un miroir et me fait admirer mes dents. “Voilà, mais vous ne mangez pas de sauce rouge et vous ne buvez pas de café. Pendant une semaine.”. Et de la bière? “Pas de bière”. Vin? “Pas de vin”. Alors je fais comment? “Whisky et vodka”.
Du laboratoire
Budapest — Même diffusion dans les quartiers favorisés de la ville que dans les zones occidentales des pièges-à-consciences mondialistes: prolifération de chiens petits, ridicules et laids, dégénérés et vitaminés, chers à l’achat, chars à l’entretien, souvent mieux nourris que leurs maîtres lesquels remplacent enfants, amour, vacances, soin, désir. Parallèlement, échoppes d’infecte nourriture américain, turque, italienne, selon la recette universelle du pauvre en pays nanti, pain et viande médiocres, congelés, décongelés, frits. Effet perceptible, corps en expansion, vitesse moindre, cerveaux englués, auto-fascination, liberté industrielle, onanisme des sous-classes.
Lehel 2
Pourtant il y a aussi du bon dans ce désespoir. Du moins avant qu’il ne vous assomme. Ces jours, à la mi-journée, après avoir acheté des légumes aux Halles, je monte au premier étage du marché et m’installe devant un petit kiosque pour ivrognes, le Galéria Sörözö. Deux colonnes de blonde hongroise, une étagère à liqueur, des vins ouverts de Spron et de Zala. Mais ce qui intéresse les habitués, c’est la vodka. Ils la boivent dans des verres droit avec un rythme de métronome. Je me place à l’une des tables du milieu. Ils m’entourent. Quand ils sont deux, ils se regardent sans parler. Et à tour de rôle se lèvent, posent les verres sur les comptoirs, sortent leur billet de 1000 HUF, boivent. La bière, c’est pour rincer. Celui qui ramènera l’autre passe une tournée. En partie basse, dans la fosse, des campagnardes qui arrosent leur légumes pour faire briller (moins de clients l’après-midi) et des vietnamiens qui vendent la camelote vietnamienne. Bref, j’aime. Ce grand calme. Ces moments autour du bar. L’impossibilité que ne se produise quoique se soit de neuf, parce que le Galéria Sörözö n’a pas encore atteint la modernité. Le temps est arrêté.
Lehel
Présence discrète mais constante de l’alcool dans les rues de Buda. Les visages sont usés, la résignation lourde. L’article est nécessaire: on boit. Monpère dit: “les derniers résistants ont été éliminés en 1956”. Toute la ville, pourtant la plus dynamique et la plus joyeuse de Hongrie, à moins que l’on préfère dire “la seule ville de Hongrie” (j’ai voyagé dans les terres), vit dans une lumière pauvre. Vêtements, coupes de cheveux, démarches ajoutent à ce côté crépusculaire. Une ambiance que l’on retrouve dans les Carnets d’Imre Kertész, auteur fou (à la lire, on se demande parfois s’il se comprend lui-même).
Générosité
Il ne faut pas se montrer trop généreux avec ses amis. Quand bien même ils ne le manifestent pas, ils s’en offusquent; quand bien même ils ne le disent pas, ils vous le reprochent. Certains, afin de prouver qu’ils n’ont pas besoin de votre aide, vont jusqu’à la rupture : ce sont ceux qui en ont besoin.
District 14
Débloqué un vélo de rue pour explorer les quartiers situés au Nord-est de Buda derrière la Place des Héros et le zoo. J’ai trouvé là le décor de mon prochain récit, un chaos de bâtiments administratifs communistes envahis par les herbes, des stations de lavage autos qui transpirent des tonnes de mousse et des campements gitans creusés dans des décharges mais surtout, garé sur une voie de chemin de fer qui servait à approvisionnait la ville en charbon (via la gare centrale de Nyugati pályaudvar) un convoi devenu hospice de nuit pour clochards, longue théorie de cabines borgnes où pend du linge et des nourritures. Plus loin, monté le vélo sur un escalier en colimaçon de trois étages condamné (une erreur d’architecte); j’aboutis devant la glissière d’une double-voie sur pont qui domine le grand-huit en bois de l’actuel (ou de l’ancien?) lunapark et une montagne cartonnée de la taille des Buttes Chaumont. Je roule le vélo avec une alarme en poche: toutes les 25 minutes la sonnerie se déclenche. Alors, je me mets en quête d’une station. Je rends le vélo, j’en prends un autre. Ainsi, je ne paie rien — les trente premières minutes de location sont gratuites. Puis je m’aperçois qu’il suffit d’arrêter le vélo sur place, de le refermer le cadenas électronique, de patienter quelques minutes puis de prendre un nouveau contrat. Sauf que ce district 14 me plaît tant avec sa centrale de police en friches, ces lots de villas protégés de hauts grillages modèle prison, ces buffets chinois sans personnel ni clients ou encore ses bars en cave devant lesquels titubent les ouvriers (l’un d’entre eux fait la révérence et parle au trottoir) que je laisse filer le temps et fini par devoir débourser 3000 HUF.