Le ciel se brouille, le soleil de retire de quelques milliers de mètres. Il fait encore chaud à Malaga: nous avons vingt degrés. C’est assez pour le petit-déjeuner que je prends en terrasse, du pain à l’huile d’olive et de l’avocat. Les Andalous n’en feraient pas autant; la venue de l’hiver est affaire sérieuse, ils portent écharpes et bonnets, renoncent à manger les sardines frites au feu. Sur la promenade, les rangs sont clairsemés, les cris portent moins. Ce doit être les embruns, cette ouate: elle arrête la projection. Mais non, dans la rue principale, tous va comme d’habitude, les natifs chantent et vocifèrent. De quoi parlent-ils? De rien — bien sûr. Avec génie.
Mois : décembre 2021
Oubli
Avec Monami dans un Chiringuito installé sur la plage, du côté de la Crique du Maure. Le vent soulève des tornades de sable et agite les bananiers. Nous commandons deux salades. La serveuse les apporte. Puis elle apporte des patates et une sauce à l’ail. Monami dit qu’il n’a commandé ni patates ni sauce, mais ça va, il mangera. La serveuse revient avec un Merlan frit. Monami dit qu’il n’a pas commandé de poisson mais qu’elle peut le laisser, seulement qu’elle n’apporte rien d’autre, n’est-ce pas? Monami attaque le poisson quand un couple proteste à une table voisine: quand va-t-on lui apporter les patates, la sauce et le poisson qu’il a commandé? La serveuse récupère le Merlan sur notre table et s’excuse. Le surlendemain, nous sommes de retour sur la terrasse du Chiringuito. Monami commande le Merlan frit qu’il n’a pas pu manger l’autre jour. La serveuse apporte deux salades. Le poisson tarde à venir. Je rappelle la serveuse: “le poisson?”. Elle rit: “Un poisson, vous aviez commandé un poisson? Oui, oui, je m’en souviens! Désolé!”.
Grippe 2022
Démoralisé — plus que cela, désespéré. Jamais je ne m’étais trouvé dans cette position. L’accoutumance générale au niveau régime de vie est désolante. Elle me désole. Les malveillants ne s’attendaient pas à pareille docilité. Etonnés, convaincus, ils accélèrent le plan, mentent plus effrontément, verrouillent la société, condamnent, bafouent. Tragique anticipation du monde de demain, car un criminel auquel le crime réussit ne s’arrête pas.
Ramirez
Ce soir, même routine qu’il y a trois ans: je quitte Rincón par la route côtière, contourne la falaise de l’Araignée et sa cimenterie, traverse el Palo, longe la plage des Curés, la Marina et le port de Malaga pour aboutir au Parc de l’Ouest où se trouve le dojo de Victor. Sauf que j’ai calculé un peu court. L’entraînement de Krav Maga débute à 19h00 et je ne suis pas encore garé. Quand j’ouvre enfin la portière, j’aperçois l’ukrainien Igor. Il est encore plus volumineux qu’à l’époque où il m’avait fait acheté un casque avant de me battre à coups de poings (quelle lubie m’avait conduit à le défier?). Igor veut savoir d’où je viens, ce que je fais et pourquoi je me tiens soudain devant lui. Toutes questions qui donnent le sentiment d’être un comédien entré en scène à contre-temps. Cela est peut-être dû au caractère slave du personnage. Peu volubile, Igor réfléchit après avoir parlé de même qu’il réfléchit quand on lui parle. Puis il manque donner suite à la conversation, laisse l’interlocuteur en suspend. Le contraire des Andalous que je retrouve dans la salle qui m’embrassent, me tapent sur l’épaule, me félicitent. Victor pareillement, l’air ravi et patibulaire. Le cours commence. A peine ai-je annoncé à mon partenaire que mon bras gauche… je ramasse un direct et un coup de pied. Douleur quand j’encaisse, douleur quand je rends. Solution : faire comme si tout allait bien. Je m’y emploie pendant une heure et demie après quoi je me retrouve seul dans les douches et pour cause: l’eau est glacée. Victor m’attend dans la rue. Nous commandons des bières sur la terrasse du billard. Je lui parle de mon projet d’autodéfense pour les femmes, il me répond “attentat, Israël, nouvelles techniques, sécurité, chaos”, mais “oui, il veut bien m’aider”. Rendez-vous est pris pour mercredi, dans une salle du quartier de Puerto de la Torre.
Positions
Lorsque l’on a vécu dans un lieu que l’on quitte et dans lequel à l’occasion l’on revient, me frappe toujours le fait de retrouver au même endroit, dans la même position, parfois sur le même chaise et avec la même expression au visage, telle ou telle personne. D’autant plus que ces lieux rituels que j’ai connu pour y avoir habité ou pour les avoir par périodes fréquentés sont parfois très éloignés. Ainsi, je m’attends à voir telle personne que j’ai connue dans sa boutique de peinture de Yogjakarta, dans son salon de coiffure de Valence-lès-Agen ou derrière son bar de Schwabing. A l’inverse, quand j’ai constaté que le vendeur de glaces nain d’Aravaca, le village madrilène où j’habitais enfant, n’était plus là, cela m’a dérangé — quelque chose manquait (l’homme était probablement mort).
Repas
Monami est ici. Il arrive de Genève. Il aime manger. Il mange deux fois par jour au restaurant. J’essaie de suivre. C’est difficile. Il me semble qu’à manger ainsi, surtout dans des restaurants pauvres qui nourrissent plus qu’ils ne flattent, toute autre activité est péjorée, d’autant plus la mienne, puisqu’il s’agit de courir et de courir longtemps, deux heures de suite, trois la semaine prochaine.
Bras 3
Sauf que la physiothérapeute s’est trompée. J’ai habité une année un appartement en face des Urgences médicales du village, je sais où elles se trouvent: en face de mon ancien appartement. Elle m’envoie à Benagalbón, j’y vais. Ce qui en dit long sur l’ascendant symbolique des gens du métier; moi-même je m’y fais prendre. Donc, j’entre là où je devais entrer, l’infirmier note mon nom sur la liste d’attente et me fait asseoir dans un couloir. Manque de chance (je n’ai plus de cerveau), c’est l’heure du repas, les urgentistes sont au restaurant. Un heure trente s’écoule. Une médecin me reçoit, son assistant bande le bras. A la sortie, je demande à payer. “Payer? Hombre, ici on ne paie pas!”. Je note que les fois précédentes, à Puente, c’était la même chose. Gêné, j’avais alors insisté pour que l’on m’envoie une facture: elle n’est jamais venue.
Rincón
A l’instant sur la promenade du bord de mer, une aide-soignante sud-américaine pousse un vieux monsieur en chaise roulante. La femme qui l’accompagne, excédée: “non, non, si tu ne veux pas apprendre, je n’insiste pas!”. L’autre se défend : “mais pas du tout, d’ailleurs hier j’ai sorti mon cahier”. Alors, la dame: “bien, dis-moi, combien font 16 multiplié par dix?”. Au bout d’un temps, la même répond: “160. Il suffit de rajouter un zéro… tu dois travailler plus Anna”.