Mois : décembre 2021

Naufrage

Quelques heures après les nou­velles mesures du gou­verne­ment scélérat, je suis à Saragosse afin de pren­dre Aplo au train de Barcelone. La gare est vaste comme le Titan­ic, froide comme un ice­berg. Arrivé par l’au­toroute Mudé­jar des hauts de l’Aragón, je gare au dix­ième sous-sol. Luv et moi nous diri­geons vers les ascenseurs. D2, D1, D0… Les galeries fan­tômes sont estampil­lées de numéros géants. Ils per­me­t­tent aux errants de s’y retrou­ver. B3, B2, B1 et la suite de l’al­pha­bet. Entre A1 et A0, les ascenseurs: en panne. L’esca­la­tor mène à un esca­la­tor qui mène à un troisième esca­la­tor. Celui-ci amène devant un sas de la taille d’un ter­rain de foot­ball. Une employée en uni­forme mar­ron sur­veille un scan­ner de per­son­nes. Nous mar­chons longue­ment dans sa direc­tion. “Par où votre fils a‑t-il prévu d’ar­riv­er?”. Car si nous sommes bien sous la voie 4, explique-t-elle, il reste à savoir si le voyageur a prévu d’ac­céder à Saragosse par le park­ing souter­rain ou par les passerelles aéri­ennes. Elle dresse l’in­dex: elles sont au-dessus de nos têtes. Choix logique, nous déci­dons de pren­dre de la hau­teur. Nous voici instal­lés sur une sorte de pont de navire par­mi une dizaine d’in­di­vidus masqués qui se frot­tent les mains au pro­duit dés­in­fec­tant. De là, nous fixons en fond de cale le sys­tème de voies de la Renfe. Une croy­ante plus dévote que les autres fidèles me sig­nale que nous sommes en plein naufrage viral et que je dois met­tre mon masque. Le train AVE sur­git du tun­nel Nord, entre dans la lumière froide, s’im­mo­bilise au fond de la cale. Déver­rouil­lage neu­ma­tique des portes, appari­tion d’une poignée de voyageurs, déban­dade. Pas de retrou­vailles en par­tie basse, les non-voyageurs sont inter­dits de quai. Or, pour repér­er mon fils il faudrait des jumelles. Luv qui a de meilleurs yeux se penche, met la main en visière, cherche à iden­ti­fi­er les sil­hou­ette. Sans résul­tat. Mieux vaut appel­er. Mon télé­phone n’é­tant pas capa­ble de per­for­mances aus­si red­outa­bles que d’ap­pel­er un numéro suisse, Luv com­pose sur le sien. Aplo répond “je suis sur la passerelle”. Luv dit: “je vais agiter les bras”. Elle me tend son télé­phone, agite les bras. Silence au bout du fil. Je fais: “quelle con­ner­ie cette gare!”. Soudain, comme si elle iden­ti­fi­ait un insecte au téle­scope, Luv s’écrie : “je recon­nais ses mou­ve­ments, ça doit être lui là-bas !”. Impos­si­ble pour moi de voir aus­si loin. Mon fils se tient de l’autre côté de la gare, à trois cent cinquante mètres, la tête plus petite qu’une tête d’épingle.

Sapin 2

Boules de Noël chez les Chi­nois, petites et jaunes et rouges et coû­teuses, Luv comme moi le masque sur la bouche, lui, le Chi­nois, tassé der­rière un écran de bois bricolé, son gosse qui joue dans un reste de car­ton, elle, la Chi­noise, qui acha­lande, cela au fond du super­marché zom­bie, près des toi­lettes “garanties sûres”, opéra­tion d’achat en présence d’une famille de Français algériens des Hautes-Pyrénées, papa, maman, fils un, fille une, qui lisant les éti­quettes des prix sur des objets plas­tique ont l’il­lu­sion, un instant, d’être rich­es (vien­nent pour le plein d’essence).

Sapin

L’heure de vol­er le sapin: je prends la hache, je passe mes gants de peau, Luv s’ha­bille, j’ou­blie la torche, il va faire nuit, il fait nuit. Dans la rue, c’est l’apéri­tif. Le paysan me salue, sa femme remar­que la hache. Je dis: “nous allons acheter un sapin dans la forêt”. Ce n’est pas aus­si sim­ple. La pente est raide, enneigée, caill­ou­teuse, et puis elle ruis­selle, et puis Luv est en Bas­kets. Le sen­tier que je prévoy­ais de mon­ter, il faut y renon­cer. Demi-tour et direc­tion du manoir de l’E­cos­sais (un pro­prié­taire qui n’est pas venu au vil­lage depuis 6 ans). De là, nous grim­pons. J’é­carte un mou­ton per­du, indique une direc­tion, des sil­hou­ettes. Ce sont des sap­ins mais ils sont étranges, ils relèvent d’autres espèces. C’est une sci­ence ce truc. Car j’ai bien sûr l’im­age du sapin de super­marché conique et vert. Il n’y a pas. Nous chemi­nons, nous quê­tons. Je pro­pose un arbre. Luv aime bien. Un autre, elle aime aus­si. Mon sen­ti­ment est qu’elle a envie de ren­tr­er. Je sors ma hache, je hache. Plus résis­tant que prévu cet arbre de Noël. 

Grippe 2022

Je n’ose plus dire de peur de pass­er pour un demi-fou: le pire est à venir. Force est cepen­dant de se traiter en ami, en bon ami, en ami de con­fi­ance (je me donne des leçons depuis cinquante-six ans) et donc de s’avouer ce que l’on croit : le pire est à venir. Les hommes comme les femmes, les intel­li­gents comme les imbé­ciles ont cédé. Se sont livrés. On fait con­fi­ance à autre qu’à eux-mêmes. Qui peut bien faire con­fi­ance à une équipe de sor­ciers qui n’a pas don­né les preuves de l’ini­ti­a­tion? Jamais dans l’his­toire. Jamais. Du moins chez les peu­ples éduqués. Or, éduqués, nous l’é­tions. Ou pré­ten­dions l’être. L’é­cole, l’u­ni­ver­sité, la morale hon­teuse des faiseurs de moral n’a cessé de le répéter: “nous qui avons la chance d’être éduqués…”. Honte! Honte à nous! La souf­france com­mence. Elle est minus­cule. Elle est le prélude à la souf­france. La véri­ta­ble souf­france. Qui est d’être privé de soi-même. De n’être plus qu’un esprit con­traint dans un corps sans volonté. 

Silence

Plus que toute autre me plaît ces jours cette expéri­ence, cess­er de par­ler, dire à qui vous par­le (dans mon cas, le plus sou­vent per­son­ne, je par­le seul donc le silence est acquis): “écoute, ne dis rien écoute!”. Pour quoi? Pour con­stater qu’il y a encore sur terre des lieux dont celui-ci qui appar­ti­en­nent à la nature et souf­flent et respirent. 

Madrid-route (redite)

Longue route, route tran­quille, droites à tra­vers les oliv­eraies de Jaen (au pas­sage, achat de trente litres d’huile pressée à froid dans un tun­nel troglodyte du par­que Despeñaper­ros), steppes à moulins de Ciu­dad Real et mémoire lente des lieux con­nus pour attein­dre en soirée Madrid par la M‑50, ce cor­don ombil­i­cal qui enserre la cap­i­tale après qu’elle fut enser­rée à mesure que les années pas­saient par ses deux sœurs la M‑30 et la M40. Ralen­tis­sant enfin la vitesse que je tiens tou­jours, par principe, au-dessus de la moyenne autorisée, mai­gre sub­li­ma­tion, je rejoins dans Bara­jas au gré d’un dédale que seule une flot­tille de satel­lites pro­prié­taires peut démêler l’hô­tel May­drit où j’ai réservé ma cham­bre, gare la Dodge, ressors aus­sitôt, vis­ite les Chi­nois, trou­ve et ne trou­ve pas la bière Skol qui m’é­pargne les cauchemars, obtiens de la Coro­na mex­i­caine, dors dans un lit-bateau sou­ple et douil­let, prend vers dix heures le matin le petit-déje­uner-buf­fet en salle aus­si loin que pos­si­ble du cou­ple de nègres incon­tourn­able qui fréquente désor­mais toutes nos sur­faces de vie et trou­ve sor­tant d’un Uber ma fille Luv sur l’aire de park­ing. Le temps de trans­fér­er dans le cof­fre du 4x4 les habits dont elle a fait emplette durant les trois mois de for­ma­tion étu­di­ante qu’elle vient de faire à Madrid, nous prenons la route en direc­tion de Saragosse via la R9, cette for­mi­da­ble “autopista” pour rich­es qui se paie dans l’or­dre des péage — au nom­bre de trois — Euros, 0,60, Euros 0,60 puis Euros 3,50 mais autorise le payeur à rouler à 180 km/heure ce qui, même pour moi qui n’aime ni les voitures ni la con­duite, con­fère une sen­sa­tion éphémère de lib­erté plus que néces­saire en ces temps d’esclavage. Arrêt sur le plateau de Guadala­jara au milieu des bancs de brume dans un café plas­ti­fié pour rem­plir le réser­voir et manger un morceau de tor­tilla, je con­state que le café offre à l’achat, sur un grand présen­toir de car­ton, des livres assor­tis de cri­tiques écrites à la plume et trom­bon­nées en page de cou­ver­ture. Peu après cette halte, nous man­quons mourir sur un lacet de descente en direc­tion de Calatayud lorsque le camion­neur assoupi d’un 15 tonnes nous frôle (j’ai alors la glis­sière à dix cen­timètres de la car­rosserie). Avant la nuit, nous sommes à Puente où je fais des com­mis­sions dans le super­marché zom­bie puis c’est l’en­trée dans le vil­lage où à peine sor­ti du véhicule nous salue l’a­mi Jésus occupé comme à son habi­tude à fumer sur la place du vil­lage l’une des soix­ante cig­a­rettes qu’il aspire quo­ti­di­en­nement. Juste après, de retour à la mai­son, je vois que la chaudière que je viens pour­tant d’al­lumer cale et s’éteint, ne se ral­lume pas, reste froide et qu’il va fal­loir car­bu­r­er au bois, appel­er Vic­tor, l’ex­cel­lent plom­bier des plomberies Sanari, qui répon­dra ou ne répon­dra pas, vien­dra ou ne vien­dra pas, et ain­si com­mence Noël.

Madrid-route

Six cent kilo­mètres d’au­toroute de la mer à Madrid. Grande vitesse. Quar­ante de plus que la moyenne autorisée. Près de Jaen, je cherche le restau­rant d’é­tape où Gala et moi avons acheté de l’huile d’o­live vierge il y a cinq ans. Il est sur l’autre piste, nous descen­dions alors vers l’An­dalousie. Au plus près je m’ar­rête. Un patron som­no­lent me sort la même huile de son arrière-bou­tique. Con­di­tion­née en briques de fer léger. Moins de Fr. 70.- pour dix litres. Il coupe une part de tor­tilla, la serre dans une demi-baguette. Je reprends la route avec mon sand­wich. La nuit tombe quand j’at­teins le quarti­er de Bara­jas, près de l’aéro­port de Madrid. Si les Chi­nois du quarti­er n’on pas pas de Skol, je crois savoir pourquoi: la brasserie Mahou, l’une des plus impor­tantes d’Es­pagne, est à moins de 10’000 mètres. Splen­dide hôtel de fonc­tion, que je con­nais­sais, le May­drit. Choisi parce que je le con­nais­sais, point de départ pour de mul­ti­ples des­ti­na­tions ces dernières années, Mex­i­co, New-York, Kuala Lumpur, et qui tourne au ralen­ti, est en péril à l’in­star des com­pag­nies d’aviation. 

Accueil

Aéro­port de Mala­ga où j’at­tends à l’avion de Genève Mon­père et sa femme. L’at­tente se pro­longe. Je ne sais pas mes dates et peu mon cal­en­dri­er. Ma mémoire est visuelle. Elle est surtout cérébrale. Je retiens facile­ment un idée, une démon­stra­tion, je retiens dif­fi­cile­ment un détail pra­tique (je le revois par anam­nèse si les cir­cuits sont dociles). Ain­si, alors que je suis posé par­mi ces amants, amis, grands-par­ents ou pro­fes­sion­nels de l’ac­cueil, je me représente le nom­bre de fois où j’ai déjà été posé par­mi les mêmes, sur cette même esplanade de Mala­ga, à atten­dre les enfants, Gala, Mon­frère, Mon­a­mi ou Mamère et je me demande: “était-ce moi? était-ce eux? quand était-ce?”.

Course

Afin de demeur­er dis­cret sur les motifs qui me font renon­cer à con­tin­uer la for­ma­tion utile à mon prochain cours pour femmes, je dis à Vic­tor que mon bras est douloureux et vais aller courir. Ce que je fais. Trente kilo­mètres, voilà ce que j’ai en vue. Mais j’ai mal dor­mi., mais le vent retourne les sables de la plage. Et puis (déjà dit) je suis dés­espéré. Tout le jour je me tape les infor­ma­tions délétères et suiss­es et inter­na­tionales de la presse de pro­pa­gande (soit toute la presse papi­er en ligne rédigée par des esclaves numériques — débat majeur: faut-il , ne faut-il pas lire?), qui étant fait pour plomber le moral des plus aguer­ris plombe le moral des plus aguer­ris. Dont moi. Plom­bage auquel j’op­pose des sché­mas d’en­durance. Courir. Il faut courir. A l’ar­rivée, vers 19h10, j’ai cou­ru, mais seule­ment 20 kilomètres.

Conseils

Série de con­seils sur mon pro­jet de cours dédié aux femmes que me donne Vic­tor dans un dojo désert de Puer­to de la Torre où nous sommes seuls main­tenant que Dani, le vicaire du maître, homme gringalet aux tech­niques de com­bat ful­gu­rantes, est par­ti. Sym­pa­thie, entente, anec­dotes, libre cours aux meilleures élans racistes, que du bon aloi. Cepen­dant, force est de dire que la “zone de con­fort” dont nous rebat­tent les oreilles les entraîneurs dans le domaine du tir tac­tique ou du com­bat à nu (“sors de ta zone de con­fort Friederich!”) est vraie de toute per­son­ne née sur cette planète, savoir: Vic­tor n’a pas le moin­dre tal­ent théorique et ne peut donc répon­dre utile­ment à ma demande de con­struc­tion péd­a­gogique d’un cours. Il sait exem­plaire­ment ce qu’il sait, mais ne peut l’en­seign­er qu’en le réal­isant un geste après l’autre, au su et au vu de tous.