Quelques heures après les nouvelles mesures du gouvernement scélérat, je suis à Saragosse afin de prendre Aplo au train de Barcelone. La gare est vaste comme le Titanic, froide comme un iceberg. Arrivé par l’autoroute Mudéjar des hauts de l’Aragón, je gare au dixième sous-sol. Luv et moi nous dirigeons vers les ascenseurs. D2, D1, D0… Les galeries fantômes sont estampillées de numéros géants. Ils permettent aux errants de s’y retrouver. B3, B2, B1 et la suite de l’alphabet. Entre A1 et A0, les ascenseurs: en panne. L’escalator mène à un escalator qui mène à un troisième escalator. Celui-ci amène devant un sas de la taille d’un terrain de football. Une employée en uniforme marron surveille un scanner de personnes. Nous marchons longuement dans sa direction. “Par où votre fils a‑t-il prévu d’arriver?”. Car si nous sommes bien sous la voie 4, explique-t-elle, il reste à savoir si le voyageur a prévu d’accéder à Saragosse par le parking souterrain ou par les passerelles aériennes. Elle dresse l’index: elles sont au-dessus de nos têtes. Choix logique, nous décidons de prendre de la hauteur. Nous voici installés sur une sorte de pont de navire parmi une dizaine d’individus masqués qui se frottent les mains au produit désinfectant. De là, nous fixons en fond de cale le système de voies de la Renfe. Une croyante plus dévote que les autres fidèles me signale que nous sommes en plein naufrage viral et que je dois mettre mon masque. Le train AVE surgit du tunnel Nord, entre dans la lumière froide, s’immobilise au fond de la cale. Déverrouillage neumatique des portes, apparition d’une poignée de voyageurs, débandade. Pas de retrouvailles en partie basse, les non-voyageurs sont interdits de quai. Or, pour repérer mon fils il faudrait des jumelles. Luv qui a de meilleurs yeux se penche, met la main en visière, cherche à identifier les silhouette. Sans résultat. Mieux vaut appeler. Mon téléphone n’étant pas capable de performances aussi redoutables que d’appeler un numéro suisse, Luv compose sur le sien. Aplo répond “je suis sur la passerelle”. Luv dit: “je vais agiter les bras”. Elle me tend son téléphone, agite les bras. Silence au bout du fil. Je fais: “quelle connerie cette gare!”. Soudain, comme si elle identifiait un insecte au télescope, Luv s’écrie : “je reconnais ses mouvements, ça doit être lui là-bas !”. Impossible pour moi de voir aussi loin. Mon fils se tient de l’autre côté de la gare, à trois cent cinquante mètres, la tête plus petite qu’une tête d’épingle.
Mois : décembre 2021
Sapin 2
Boules de Noël chez les Chinois, petites et jaunes et rouges et coûteuses, Luv comme moi le masque sur la bouche, lui, le Chinois, tassé derrière un écran de bois bricolé, son gosse qui joue dans un reste de carton, elle, la Chinoise, qui achalande, cela au fond du supermarché zombie, près des toilettes “garanties sûres”, opération d’achat en présence d’une famille de Français algériens des Hautes-Pyrénées, papa, maman, fils un, fille une, qui lisant les étiquettes des prix sur des objets plastique ont l’illusion, un instant, d’être riches (viennent pour le plein d’essence).
Sapin
L’heure de voler le sapin: je prends la hache, je passe mes gants de peau, Luv s’habille, j’oublie la torche, il va faire nuit, il fait nuit. Dans la rue, c’est l’apéritif. Le paysan me salue, sa femme remarque la hache. Je dis: “nous allons acheter un sapin dans la forêt”. Ce n’est pas aussi simple. La pente est raide, enneigée, caillouteuse, et puis elle ruisselle, et puis Luv est en Baskets. Le sentier que je prévoyais de monter, il faut y renoncer. Demi-tour et direction du manoir de l’Ecossais (un propriétaire qui n’est pas venu au village depuis 6 ans). De là, nous grimpons. J’écarte un mouton perdu, indique une direction, des silhouettes. Ce sont des sapins mais ils sont étranges, ils relèvent d’autres espèces. C’est une science ce truc. Car j’ai bien sûr l’image du sapin de supermarché conique et vert. Il n’y a pas. Nous cheminons, nous quêtons. Je propose un arbre. Luv aime bien. Un autre, elle aime aussi. Mon sentiment est qu’elle a envie de rentrer. Je sors ma hache, je hache. Plus résistant que prévu cet arbre de Noël.
Grippe 2022
Je n’ose plus dire de peur de passer pour un demi-fou: le pire est à venir. Force est cependant de se traiter en ami, en bon ami, en ami de confiance (je me donne des leçons depuis cinquante-six ans) et donc de s’avouer ce que l’on croit : le pire est à venir. Les hommes comme les femmes, les intelligents comme les imbéciles ont cédé. Se sont livrés. On fait confiance à autre qu’à eux-mêmes. Qui peut bien faire confiance à une équipe de sorciers qui n’a pas donné les preuves de l’initiation? Jamais dans l’histoire. Jamais. Du moins chez les peuples éduqués. Or, éduqués, nous l’étions. Ou prétendions l’être. L’école, l’université, la morale honteuse des faiseurs de moral n’a cessé de le répéter: “nous qui avons la chance d’être éduqués…”. Honte! Honte à nous! La souffrance commence. Elle est minuscule. Elle est le prélude à la souffrance. La véritable souffrance. Qui est d’être privé de soi-même. De n’être plus qu’un esprit contraint dans un corps sans volonté.
Silence
Plus que toute autre me plaît ces jours cette expérience, cesser de parler, dire à qui vous parle (dans mon cas, le plus souvent personne, je parle seul donc le silence est acquis): “écoute, ne dis rien écoute!”. Pour quoi? Pour constater qu’il y a encore sur terre des lieux dont celui-ci qui appartiennent à la nature et soufflent et respirent.
Madrid-route (redite)
Longue route, route tranquille, droites à travers les oliveraies de Jaen (au passage, achat de trente litres d’huile pressée à froid dans un tunnel troglodyte du parque Despeñaperros), steppes à moulins de Ciudad Real et mémoire lente des lieux connus pour atteindre en soirée Madrid par la M‑50, ce cordon ombilical qui enserre la capitale après qu’elle fut enserrée à mesure que les années passaient par ses deux sœurs la M‑30 et la M40. Ralentissant enfin la vitesse que je tiens toujours, par principe, au-dessus de la moyenne autorisée, maigre sublimation, je rejoins dans Barajas au gré d’un dédale que seule une flottille de satellites propriétaires peut démêler l’hôtel Maydrit où j’ai réservé ma chambre, gare la Dodge, ressors aussitôt, visite les Chinois, trouve et ne trouve pas la bière Skol qui m’épargne les cauchemars, obtiens de la Corona mexicaine, dors dans un lit-bateau souple et douillet, prend vers dix heures le matin le petit-déjeuner-buffet en salle aussi loin que possible du couple de nègres incontournable qui fréquente désormais toutes nos surfaces de vie et trouve sortant d’un Uber ma fille Luv sur l’aire de parking. Le temps de transférer dans le coffre du 4x4 les habits dont elle a fait emplette durant les trois mois de formation étudiante qu’elle vient de faire à Madrid, nous prenons la route en direction de Saragosse via la R9, cette formidable “autopista” pour riches qui se paie dans l’ordre des péage — au nombre de trois — Euros, 0,60, Euros 0,60 puis Euros 3,50 mais autorise le payeur à rouler à 180 km/heure ce qui, même pour moi qui n’aime ni les voitures ni la conduite, confère une sensation éphémère de liberté plus que nécessaire en ces temps d’esclavage. Arrêt sur le plateau de Guadalajara au milieu des bancs de brume dans un café plastifié pour remplir le réservoir et manger un morceau de tortilla, je constate que le café offre à l’achat, sur un grand présentoir de carton, des livres assortis de critiques écrites à la plume et trombonnées en page de couverture. Peu après cette halte, nous manquons mourir sur un lacet de descente en direction de Calatayud lorsque le camionneur assoupi d’un 15 tonnes nous frôle (j’ai alors la glissière à dix centimètres de la carrosserie). Avant la nuit, nous sommes à Puente où je fais des commissions dans le supermarché zombie puis c’est l’entrée dans le village où à peine sorti du véhicule nous salue l’ami Jésus occupé comme à son habitude à fumer sur la place du village l’une des soixante cigarettes qu’il aspire quotidiennement. Juste après, de retour à la maison, je vois que la chaudière que je viens pourtant d’allumer cale et s’éteint, ne se rallume pas, reste froide et qu’il va falloir carburer au bois, appeler Victor, l’excellent plombier des plomberies Sanari, qui répondra ou ne répondra pas, viendra ou ne viendra pas, et ainsi commence Noël.
Madrid-route
Six cent kilomètres d’autoroute de la mer à Madrid. Grande vitesse. Quarante de plus que la moyenne autorisée. Près de Jaen, je cherche le restaurant d’étape où Gala et moi avons acheté de l’huile d’olive vierge il y a cinq ans. Il est sur l’autre piste, nous descendions alors vers l’Andalousie. Au plus près je m’arrête. Un patron somnolent me sort la même huile de son arrière-boutique. Conditionnée en briques de fer léger. Moins de Fr. 70.- pour dix litres. Il coupe une part de tortilla, la serre dans une demi-baguette. Je reprends la route avec mon sandwich. La nuit tombe quand j’atteins le quartier de Barajas, près de l’aéroport de Madrid. Si les Chinois du quartier n’on pas pas de Skol, je crois savoir pourquoi: la brasserie Mahou, l’une des plus importantes d’Espagne, est à moins de 10’000 mètres. Splendide hôtel de fonction, que je connaissais, le Maydrit. Choisi parce que je le connaissais, point de départ pour de multiples destinations ces dernières années, Mexico, New-York, Kuala Lumpur, et qui tourne au ralenti, est en péril à l’instar des compagnies d’aviation.
Accueil
Aéroport de Malaga où j’attends à l’avion de Genève Monpère et sa femme. L’attente se prolonge. Je ne sais pas mes dates et peu mon calendrier. Ma mémoire est visuelle. Elle est surtout cérébrale. Je retiens facilement un idée, une démonstration, je retiens difficilement un détail pratique (je le revois par anamnèse si les circuits sont dociles). Ainsi, alors que je suis posé parmi ces amants, amis, grands-parents ou professionnels de l’accueil, je me représente le nombre de fois où j’ai déjà été posé parmi les mêmes, sur cette même esplanade de Malaga, à attendre les enfants, Gala, Monfrère, Monami ou Mamère et je me demande: “était-ce moi? était-ce eux? quand était-ce?”.
Course
Afin de demeurer discret sur les motifs qui me font renoncer à continuer la formation utile à mon prochain cours pour femmes, je dis à Victor que mon bras est douloureux et vais aller courir. Ce que je fais. Trente kilomètres, voilà ce que j’ai en vue. Mais j’ai mal dormi., mais le vent retourne les sables de la plage. Et puis (déjà dit) je suis désespéré. Tout le jour je me tape les informations délétères et suisses et internationales de la presse de propagande (soit toute la presse papier en ligne rédigée par des esclaves numériques — débat majeur: faut-il , ne faut-il pas lire?), qui étant fait pour plomber le moral des plus aguerris plombe le moral des plus aguerris. Dont moi. Plombage auquel j’oppose des schémas d’endurance. Courir. Il faut courir. A l’arrivée, vers 19h10, j’ai couru, mais seulement 20 kilomètres.
Conseils
Série de conseils sur mon projet de cours dédié aux femmes que me donne Victor dans un dojo désert de Puerto de la Torre où nous sommes seuls maintenant que Dani, le vicaire du maître, homme gringalet aux techniques de combat fulgurantes, est parti. Sympathie, entente, anecdotes, libre cours aux meilleures élans racistes, que du bon aloi. Cependant, force est de dire que la “zone de confort” dont nous rebattent les oreilles les entraîneurs dans le domaine du tir tactique ou du combat à nu (“sors de ta zone de confort Friederich!”) est vraie de toute personne née sur cette planète, savoir: Victor n’a pas le moindre talent théorique et ne peut donc répondre utilement à ma demande de construction pédagogique d’un cours. Il sait exemplairement ce qu’il sait, mais ne peut l’enseigner qu’en le réalisant un geste après l’autre, au su et au vu de tous.