Année : 2020

Réappropriation

Il faut trois généra­tions d’in­di­vidus en état d’ab­né­ga­tion, d’in­di­vidus qui ont délégué leurs pou­voirs de vivant à des admin­is­tra­teurs, d’in­di­vidus qui n’ont plus de rap­port à eux-mêmes, pour aboutir à la sit­u­a­tion actuelle: des entités assez dégénérées pour se deman­der si, con­tre le bon sens et le con­stat, il ne con­vient pas, en dépit de l’ig­no­rance et l’ar­bi­traire des admin­is­tra­teurs, de con­firmer leur droit de con­trôle sur le corps et l’e­sprit, donc la liberté.

Jours tranquilles

Val­lée de Conch­es, dans l’ap­parte­ment de Blitzin­gen, avec de la musique et des palettes de bière. Le matin, prom­e­nade sur les bor­ds du Rhône. Les juments galopent, les oies s’en­fuient, se retour­nent, cac­ar­dent. Les prés qui entourent Bod­men pro­duisent une herbe rase d’aspect velouté. Ensuite, prise de nou­velles (pro­grès des mesures total­i­taires), suivi de l’ef­froi quo­ti­di­en. N’é­tait-ce le prix de la nuitée, je resterais dans ce chalet, ma chope à la main, à regarder par la fenêtre de la cui­sine le voisin broy­er les plantes de son potager, pré­par­er les sil­lons et affer­mir sa bar­rière. A la tombée du jour, il bâche sa voiture, retire son bon­net, se couche. Le lende­main, lorsque nous met­tons en marche le café, autour de midi, il a déjà abat­tu la moitié de son tra­vail. Homme âgé, ralen­ti, sage, qui occupe le temps, vit et survit, il est l’ac­teur soli­taire d’un con­te moral. Com­ment faire mieux en ces heures ? Et surtout, que faire d’autre? Ce voisin a rai­son: il cir­cule dans son jardin, offi­cie autour de sa mai­son, appro­fon­dit un rit­uel, patiente, attend, peut-être qu’il espère. Pas mon cas. L’ac­tion folle de la poignée de cor­rom­pus qui a usurpé les posi­tions de pou­voir ne peut s’ar­rêter sans casse. Encore deux nuits à pass­er dans la mon­tagne. Avec Gala, nous spécu­lons sur l’après. Nous retournerons en Croat­ie ou nous irons à Agrabuey. Mer­cre­di, nos pan­tins nationaux, nos pré­somptueux, vont ‑dit-on- impos­er le masque dans les rues. Cette con­trainte — je me le suis promis — jamais je ne l’ac­cepterai. La lim­ite est atteinte. 

Principes

Dif­fi­culté à penser ce jour notre sit­u­a­tion humaine. Du point de vue des principes his­toriques, intel­lectuels, moraux, dox­ologiques et his­toriques, c’est-à-dire nôtres, elle est vac­il­lante et fac­teur notoire de dom­mages. Le monde sem­ble juger néces­saire et appel­er de ses vœux des principes neufs portés par le pou­voir. Or, hier encore, celui-ci était hous­pillé. Autant de principes poten­tielle­ment dis­cuta­bles et, au motif de l’ur­gence thérapeu­tique, non dis­cutés; à quels principes répond cette urgence de pos­er, en phase de réac­tion, des principes nou­veaux ? Face à l’in­con­nu qui com­mande à la sit­u­a­tion, je crois qu’il ne peut y avoir d’ac­tion pos­si­ble que sur la foi de principes autonomes — les vôtres, les miens, bref ceux des per­son­nes qui pro­lon­gent au défi de la soli­tude leur réflex­ions. Faute de principes émoulus de ce tra­vail men­tal, les humains for­ment le rang, s’ébran­lent, obéis­sent, se soumet­tent. D’où cette par­ti­tion affolante, religieuse, de la société en camps. Selon la méth­ode dialec­tique, com­mu­niste ou anglo-sax­onne, pour un meilleur con­trôle, deux — deux camps. Nul doute que les ani­ma­teurs des mou­ve­ments de masse ne nous souhait­ent irré­c­on­cil­i­ables. Dans quel cas, la guerre est bien le principe supérieur qui informera et vien­dra à bout de la situation. 

Profanation

Démo­li­tion méthodique de la société espag­nole par le gou­verne­ment socia­lo-com­mu­niste de la Mon­cloa. Au nom de la lutte san­i­taire, la cul­ture des gestes fam­i­liers, ami­caux, fes­tifs est liq­uidée avec men­ace de répres­sion, tan­dis qu’est réac­tivé le fond indi­geste secrété par les idéolo­gies antag­o­niques qui a mené en son temps le pays à la guerre civile. L’Homme nou­veau du pro­gramme con­struc­tiviste, spec­tre imag­iné par Marx, prend corps dans une société qui plus qu’une autre, en rai­son de son allé­gresse, de sa sim­plic­ité, de son réal­isme, aurait dû y échapper. 

Brig

Prom­e­nade par les rues de Tafers en atten­dant le train qui amène Gala quand se pro­duit sur l’u­nique gira­toire un acci­dent. A dis­tance — nous chemi­nons sur le ruban de bitume sou­ple qui tra­verse le quarti­er des locat­ifs — on ne voit qu’une moto couchée. Un homme se relève, épous­sette ses habits, con­sid­ère son engin. Dix min­utes plus tard, repas­sant par le même rond-point, un élève polici­er fait la cir­cu­la­tion, deux voitures de patrouille blo­quent les accès, un camion de pom­pi­er exhibe son matériel: plus loin, des can­ton­niers répan­dent du sable sur la chaussée. Luv compte le per­son­nel. Douze hommes, deux femmes. Déboule l’am­bu­lance. Une civière est dépliée. Le mon­sieur qui a chaviré avec son scoot­er s’al­longe. Comme s’il assis­tait à un événe­ment extérieur, il noue ses mains sur sa poitrine et observe le tra­vail des sec­ours. L’in­fir­mi­er le cein­ture, les ambu­lanciers le rangent dans le cof­fre de l’am­bu­lance. “Si c’é­tait un exer­ci­ce”, sug­gère Luv. “Au cen­tre de la ville?”. Non. Cela est réel.

Actuel

Lente fer­me­ture de la société. Le monde change de forme.

Goms 3

Retrou­vé le col de la Fur­ka que j’ai franchi à vélo le 14 sep­tem­bre. La neige voltige, il fait deux degrés. Sur la descente, je gare la voiture devant cette “grotte bleue” dont j’ai par­lé dans Trois diva­ga­tions sur le Mont Arto (ce que j’en dis­ais, je l’ai oublié, mais je n’ai pas oublié ma décep­tion). Nous grim­pons jusqu’au kiosque, là où se trou­ve le tourni­quet qui barre l’ac­cès au glac­i­er. Je passe par le côté, le ter­rain est libre. Luv me suit. L’employé nous rat­trape: “pour regarder, il faut payer”.

Goms 2

Au col du Grim­sel, lac d’eaux scin­til­lantes sous un soleil par­fait. Sur les berges, des blocs de neige à l’arête aiguë. Amon­celés devant le ciel, ils don­nent au paysage un air de Groenland.

Goms

Instal­lés avec Luv dans la val­lée de Conch­es. Pleine de bonne volon­té, la pro­prié­taire du chalet donne en suisse-alle­mand des con­seils d’ex­cur­sions, de for­faits, de cartes jour­nal­ières. Je viens d’ar­riv­er, je com­prends ce que je peux. Le lende­main, cher­chant les prix et les horaires du pas­sage de la Fur­ka, j’es­saie de faire la dif­férence entre le train à vapeur, le train diesel, le train à voitures et le train. En gare d’Ober­wald, des machines. Nous mon­tons à bord du région­al pour Ander­matt. Il entre dans un tun­nel. En ressort quinze kilo­mètres plus loin. Quand vient la con­trôleur, je lui dis mon erreur: “oh, mais le train d’alti­tude, c’est fini!”. De retour au chalet, le pro­prié­taire nous apporte des bons pour une valeur de Fr.100.- Offerts par la com­mune, ils valent remer­ciement, pour vous, qui êtes ici, quelques jours durant, dans la val­lée de Conches. 

Réunion

Dans la Glâne, pour l’an­niver­saire de Mamère, sep­tante-huit ans; cadeau demandé, le tra­vail à la ferme. Les enfants plantent des géra­ni­ums, coupent la vigne, ramassent les feuilles, le cog­nassier donne plus de cent kilos de fruits durs que Mon­frère apporte à la presse, je récolte les pommes, les bal­ance dans des caiss­es qui , selon la var­iété, seront cro­quées, servi­ront à faire du jus ou des gâteaux, et j’ha­bille les plantes en pots pour l’hiv­er. Le paysan vient saluer alors que je range le bois. Il a attrapé le virus, de même que sa femme, sa mère qui a 103 ans et sa fille: pas d’hos­pi­tal­i­sa­tion, tout el monde va bien. Plus tard, au-dessus du lac, dans le chalet, près du poêle, soirée à écouter du rock et à dis­cuter avec Aplo (il spécule, je donne mon avis) de pro­jets d’affaires.