Année : 2020

Srvar

Traf­ic intense sur l’au­toroute Milan-Bres­cia-Padoue. Sur deux pistes, une pour­suite inin­ter­rompue de poids-lourds hon­grois, slo­vaques, croates, polon­ais; sur la voie rapi­de, les voitures. Inutile d’e­spér­er lâch­er les gaz: sur trois cent kilo­mètres, j’ac­célère. Après Tri­este, le rythme baisse enfin. Lors de la halte café, la vendeuse de la bou­tique vante ses pro­duits locaux, sala­mi, parme­san, nougat, réglisse. Masque sur le men­ton, elle présente des bouteilles de vin. Chi­anti, Mon­tepul­ciano, Lam­br­us­co, ils sont cédés au tiers de leur prix. A la caisse, elle insiste pour que je prenne des plaques de choco­lat Lindt, là encore trois fois moins chères qu’en Suisse. Les inven­dus de l’été. A l’ap­proche de Kop­er, la nuit tombe. Devant un tun­nel, une pagaille de camions. Trois, qua­tre cent camions ten­tent de for­mer une colonne sous la direc­tion de deux patrouilleurs. Je range la voiture, attend mon tour. Gala sug­gère de dépass­er. L’autre piste est libre, mais peut-être en sens inverse. Un camion tente le coup. Je prends sa suite. Nous remon­tons l’embouteillage sur deux kilo­mètres. Au bout, la douane, dégagée: les camions allaient au port. Tan­dis que nous roulons au pas, je mesure nos chances de pass­er sans dif­fi­cultés en Slovénie car depuis le matin Ital­iens, Alle­mands et Autrichiens sont inter­dits d’en­trée sur le ter­ri­toire. J’ai en poche une invi­ta­tion en croate rédigée par la pro­prié­taire du bar Ver­sailles de Srvar. Devant, une Mer­cedes imma­triculée à Ljubl­jana. Le chauf­feur en prend pour son grade. Les bras croisés, le douanier laisse sa com­pagne ser­mon­ner et invec­tiv­er. Vient notre tour. Le cou­ple de fonc­tion­naires salue aimable­ment. Nous pas­sons. Heureux d’être de retour dans cette par­tie moins fréquen­tée du monde. Les pistes de l’au­toroute sont pleines de nuit. La voiture descend longue­ment, jusqu’à attein­dre la mer, et c’est à nou­veau la douane, cette fois croate. Une demi-heure plus tard, la route côtière débouche sur le petit port de Srvar. Une brume flotte sur la place de Venise. Alana nous attend sur la ter­rasse du Ver­sailles, comme sou­vent sans clients (il est 19h00). Elle tend les clefs de l’ap­parte­ment, fait signe au restau­rant Ami­ci de ne pas fer­mer, tout à l’heure nous vien­drons manger. Le lende­main matin, sous un soleil splen­dide, tan­dis que son­nent les cloches du cam­panile ancien et jouent les enfants, je prends con­nais­sance des nou­velles mesures de con­trainte poli­tique décidées par les can­tons — je viens de per­dre une fois de plus mon salaire.

Vers l’Italie

A Brig, je monte la Dodge sur le train. Arrivé quelques min­utes avant le départ du con­voi pour Iselle, de l’autre côté du Sim­plon, nous sommes les derniers clients. Le chem­ineau tend une chaîne et sif­fle, le wag­on s’ébran­le. Alors, la voiture qui précède recule et vient s’ap­puy­er con­tre la nôtre. Gala croit que c’est moi, que j’ai oublié de ser­rer le frein à main; je le crois aus­si, puis nous con­sta­tons que le pan­neau situé à la hau­teur de mon rétro­viseur n’a pas bougé. Le train entre dans le tun­nel. Il ressort côté ital­ien. A l’ar­rêt du con­voi, les femmes qui occu­pent la voiture devant nous démar­rent et s’en vont. Appel de phares. La con­duc­trice se range et descend. La voix d’une pocharde et les cheveux en bataille, la dame m’in­sulte, jure que c’est ma faute, que j’au­rais de ses nouvelles. 

Industrialisation

Chaque per­son­ne est issue d’un moule. Dans la phase de destruc­tion, il suf­fit de vider le moule. Puis de le remplir. 

Identité

“Sans masque, com­ment veux-tu que je te reconnaisse?”.

Don

Autre­fois toute la famille volait. 

Assurances

Si en ces jours som­bres les gens sont dés­espérés, qu’il s’en pren­nent à eux-mêmes. Ils ont fait con­fi­ance à des bon­i­menteurs (agents d’as­sur­ance poli­tique, médi­cale, pro­fes­sion­nelle, diété­tique, morale, intime…) qui assur­aient pou­voir moyen­nant rémunéra­tion exhauss­er avec exper­tise leurs désirs fon­da­men­taux et les soulager des efforts néces­saires. Ce qu’ils con­tin­u­ent de promet­tre après avoir détru­it la posi­tion du client. Or, nous autres clients imbé­ciles, fatigués, telle­ment fatigués de vivre, nous con­tin­uons de sign­er, chaque soir cet engage­ment con­tractuel et mor­tifère. Notre angoisse : rede­venir soi-même.

Mur

Chaque heure qui passe, nous cau­tion­nons la mon­tée en puis­sance d’un régime total­i­taire qui — comme tout régime opérant le tran­sit des richess­es des tra­vail­lants vers les non-tra­vail­lants — détru­it l’aspi­ra­tion spon­tanée du peu­ple à devenir, à sa vitesse sim­ple, le peuple.

Tribulations

Prêt à repar­tir, désireux de quit­ter la Suisse. Mais où aller? Ce matin, reçu mon vélo posté à Pula. Le car­ton est éven­tré. Le fac­teur m’ex­plique: si je le veux, il le ren­ver­ra au des­ti­nataire (il lui échappe que l’adresse de retour est aus­si celle de remise). Après des télé­phones aux admin­is­tra­tions de Vienne, Fri­bourg et Genève, respec­tive­ment pour une prise de domi­cile, une pro­ro­ga­tion de créance et une négo­ci­a­tion, je fouille le car­ton; tout y est. La perte du sac du couchage, neuf, coû­teux et con­fort­able, aurait été frus­trante. Puis j’ap­pelle Anas­ta­sia de Umag, en Croat­ie. Sa sœur — ou peut-être est-ce elle? — répond. Afin de me rap­pel­er à son bon sou­venir, je dis : “C’est moi, le cycliste…”. Elle me rac­croche au nez. Pas découragé, je recom­pose le numéro, encore et encore. Entre temps, j’es­saie de pren­dre con­tact avec l’of­fice du tourisme de la région d’Istrie. Pas de réponse. Les masques sont-ils oblig­a­toires dans la rue,  là-bas comme ils pour­raient l’être à par­tir de mer­cre­di en Suisse, voilà ce que j’aimerais savoir. En début de soirée, je joins enfin la sœur, Ale­na. Son anglais est meilleur, dis­ons “com­préhen­si­ble”. “Mais oui, bien sûr, dit-elle, viens avec ta femme! Ici, il n’y pas un seul étranger”. Et me voici à chercher s’il vaut mieux  ren­tr­er en Espagne ou se ren­dre en Croatie.

Révolte 2020

Ce qui se passe — à moins que l’on ne voie pas ce qui se passe. Com­bi­en de temps les aveuglés auront-ils loisir de nous enfer­mer dans l’ob­scu­rité? Pour moi — j’e­spère ren­con­tr­er ici quelques amis — je veux ramen­er, au prix de mes meilleurs forces, la lumière dont a besoin la vie.

Baccalauréat (année 1)

Le pre­mier des adver­saires à se servir de l’ex­pres­sion est celui auquel elle ne pour­ra être appliquée. Ain­si, les gou­verne­ments appel­lent “fas­cistes” les citoyens ital­iens, français, espag­nols, suiss­es qui man­i­fes­tent con­tre le con­trôle social.