Occupé à des choses qui ne sont pas essentielles, écrire ce roman picaresque intitulé La table, nettoyer dans la maison les parquets, le poêle, la cuisine, cheminer le long de la rivière dans la neige pour tirer mes tomahawks (depuis que l’on nous emmerde pour tout — ici dans la vallée, la Garde civile veille — je jette mes haches avec moins d’aise qu’à l’ordinaire) ou encore allonger cent-trente pompes et écouter les leçons inaugurales du Collège de France, choses inessentielles qui ne furent jamais essentielles, parce que cette question ne se pose pas, jamais ne s’est posée, il apparaît clairement que nous tous, moi, faisons notre maximum pour amener à l’équilibre la vie dont nous avons la charge, appareiller le corps et l’esprit, les conjuguer l’un avec l’autre, dans la durée, bref créer ce que l’on nomme une longévité. Que d’aucuns, complexés, malveillants, faux chefs, peut-être méchants, montés sur quelques strapontins, se permettent de catégoriser nos existences en séparant l’essentiel de l’inessentiel ne doit rien nous imposer de plus que notre recherche.
Mois : décembre 2020
P.V.
Cahiers de Valéry, chapitres Esthétique (Editions de La Pléiades, vol II.). L’homme est intelligent, trop intelligent. Fin à l’excès. Direct cependant, et péremptoire, et franc, ce qui ne facilite par la compréhension, hypothéquée qu’elle est déjà par le haut niveau des recherches. Si l’ ”âme d’élite”, expression surannée et théologique, ou pour dire mieux, c’est à dire plus moderne, plus actuel, “l’esprit d’élite, demandait à s’incarner dans une figure de raison, le Paul Valéry des annotations serait le candidat le meilleur. Mais bien sûr, exigeant comme il est envers soi, il est d’autant plus périlleux pour le simple lecteur que je suis de parvenir à l’égaler en conscience: gravir derrière un tel écrivain les degrés de complexité auquel il s’initie relève de l’ascétisme. Clin d’œil à Teste.
Foi
Jorge, le jeune maçon qui ravale mon mur intérieur, maçon pas si jeune, marié à la ville, remarié, trois enfants, je voulais dire plus jeune que moi, Jorge, avec qui je discute de la situation — merdique, et en Espagne plus qu’ailleurs — me dit les yeux dans les yeux: “l’important, c’est d’avoir la foi!”. Surpris, je réponds: “J’ai la foi!”. Ayant dit, je m’interroge: “foi? quelle foi? pourquoi parle-t-il ainsi?” Et me figure en toute spontanéité, la volonté, la volonté de croire, la volonté de volonté, l’effort, l’homme, le bon sens… Il s’en va; je n’y pense plus. Quelques jours plus tard, je regarde l’entrée de ma maison, là où travaillait le maçon. Un ex-voto slovène surmonte la porte, un prieur trône sur le porte-manteaux, le Christ en croix de Velázquez est visible au pied de la paroi, puis il y a sous un verre, dans son cadre doré, une page de bible qui montre le Christ en majesté. Plus avant, une icône de Kiev, au-dessus de la cage d’escalier une crucifixion par un maître suisse du XVIIème. Or, chacun de ses objets répond à un motif distinct et bien sûr, aucun n’est lié à la foi…
Assez! (3)
Futur commercial des lésés: créer des sectes. N’importe quelle illumination simple fera affaire. Trois quatre meubles, la location d’un hangar, une robe de faux gourou et on met le feu aux artifices! Car en ces temps de disette spirituelle, d’angoisse, de secousses, le marché des besoins n’a plus de limites. Le plus solide d’entre les vivants cherchera bientôt à compenser la perte de ses libertés, l’effacement de la vie, la confiscation de l’avenir, et signera les yeux fermés pour un destin sur contrat.
Assez!
Naïf, il faut l’être au plus haut point pour penser qu’un virus attaque ces jours les assises de notre société. Et définitivement con pour croire que les pouvoirs vont remédier à la situation. Ils la créent et l’entretiennent. Les gens meurent? Hélas. Puis quoi? Est-ce nouveau? Questionnez-vous! Qu’y a‑t-il de nouveau dans cette affaire? Dans tous les cas, pas les morts — surtout en nombre si petit. Vieux déjà, je disais hier à mes enfants: “si je meurs, cela n’est que ratio. Songez à votre avenir!”.
Nouvelle-Zélande
Loin de soupçonner à quel point l’activité imprime la mémoire, pèse sur elle, fait retour. Cette nuit, je me tourne et me retourne, perdu dans les méandres d’un rêve anxieux: un client m’a confié un affichage, les heures passent, le jour point, je n’ai pas commencé le collage. Monfrère paraît. Je le secoue: “il faut coller ces affiches tout de suite, c’était à ton tour de sortir!”. Me voici dans un ascenseur. La colle de poisson est au septième, dans des baquets, avec le pinceau, en attente. Il y a une femme dans l’ascenseur. Elle commande son étage, nous descendons. Je la supplie de monter. Elle m’ignore. Femme bourgeoise, vieillie, jeune, indifférente, sexuée, pleine d’attention pour mes déboires, nous sommes dans une ville côtière de la Nouvelle-Zélande. “Oui, remarque-t-elle, ici, depuis que nous sommes morts, nous parlons aussi le français et l’espagnol, mais je manque de temps, je dois promener Kéfir”. J’abaisse les yeux: un Téquel rouge. A part moi, je songe: impossible de rien entreprendre avec cette femme, elle a un chien. La porte de l’ascenseur s’ouvre, je pénètre dans une salle de restaurant capitonnée de velours rouge. Salle splendide et déserte. Le maître d’hôtel désigne une table proche de la vitre, la table donne sur la rue. La femme passe, et le chien et un couple de routards. “Ce sont les seuls habitants de la ville!”, me dis-je. Si je ne quitte pas aussitôt la Nouvelle ‑Zélande, personne ne s’occupera de cet affichage”, me dis-je. Et me voici de retour dans l’ascenseur, décidé à monter au septième, à récupérer la colle et les affiches. La femme est à nouveau là, la femme nous fait descendre. Je fouille mes poches à la recherche d’une solution, trouve un portable, il n’est pas à moi. “Mais oui, dit la femme, appelez votre frère, il doit être au septième à attendre!”. La coque n’est pas adaptée au portable. Elle est de tissu, bleue et chinoise, et mal faite, elle occulte l’écran. Sur mon genou, je casse le portable en deux, me débarrasse de la coque et vois que la femme a raison; elle rit et elle a raison: “là, vous ne pourrez plus jamais appeler!”. L’ascenseur descend.