Mois : décembre 2020

Assez! (5)

Occupé à des choses qui ne sont pas essen­tielles, écrire ce roman picaresque inti­t­ulé La table, net­toy­er dans la mai­son les par­quets, le poêle, la cui­sine, chem­iner le long de la riv­ière dans la neige pour tir­er mes tom­a­hawks (depuis que l’on nous emmerde pour tout — ici dans la val­lée, la Garde civile veille — je jette mes haches avec moins d’aise qu’à l’or­di­naire) ou encore allonger cent-trente pom­pes et écouter les leçons inau­gu­rales du Col­lège de France, choses inessen­tielles qui ne furent jamais essen­tielles, parce que cette ques­tion ne se pose pas, jamais ne s’est posée, il appa­raît claire­ment que nous tous, moi, faisons notre max­i­mum pour amen­er à l’équili­bre la vie dont nous avons la charge, appareiller le corps et l’e­sprit, les con­juguer l’un avec l’autre, dans la durée, bref créer ce que l’on nomme une longévité. Que d’au­cuns, com­plexés, malveil­lants, faux chefs, peut-être méchants, mon­tés sur quelques strapon­tins, se per­me­t­tent de caté­goris­er nos exis­tences en séparant l’essen­tiel de l’i­nessen­tiel ne doit rien nous impos­er de plus que notre recherche.

P.V.

Cahiers de Valéry, chapitres Esthé­tique (Edi­tions de La Pléi­ades, vol II.). L’homme est intel­li­gent, trop intel­li­gent. Fin à l’ex­cès. Direct cepen­dant, et péremp­toire, et franc, ce qui ne facilite par la com­préhen­sion, hypothéquée qu’elle est déjà par le haut niveau des recherch­es. Si l’ ”âme d’élite”, expres­sion suran­née et théologique, ou pour dire mieux, c’est à dire plus mod­erne, plus actuel, “l’e­sprit d’élite, demandait à s’in­car­n­er dans une fig­ure de rai­son, le Paul Valéry des anno­ta­tions serait le can­di­dat le meilleur. Mais bien sûr, exigeant comme il est envers soi, il est d’au­tant plus périlleux pour le sim­ple lecteur que je suis de par­venir à l’é­galer en con­science: gravir der­rière un tel écrivain les degrés de com­plex­ité auquel il s’ini­tie relève de l’ascétisme. Clin d’œil à Teste.

Foi

Jorge, le jeune maçon qui ravale mon mur intérieur, maçon pas si jeune, mar­ié à la ville, remar­ié, trois enfants, je voulais dire plus jeune que moi, Jorge, avec qui je dis­cute de la sit­u­a­tion — merdique, et en Espagne plus qu’ailleurs — me dit les yeux dans les yeux: “l’im­por­tant, c’est d’avoir la foi!”. Sur­pris, je réponds: “J’ai la foi!”. Ayant dit, je m’in­ter­roge: “foi? quelle foi? pourquoi par­le-t-il ain­si?” Et me fig­ure en toute spon­tanéité, la volon­té, la volon­té de croire, la volon­té de volon­té, l’ef­fort, l’homme, le bon sens… Il s’en va; je n’y pense plus. Quelques jours plus tard, je regarde l’en­trée de ma mai­son, là où tra­vail­lait le maçon. Un ex-voto slovène sur­monte la porte, un prieur trône sur le porte-man­teaux, le Christ en croix de Velázquez est vis­i­ble au pied de la paroi, puis il y a sous un verre, dans son cadre doré, une page de bible qui mon­tre le Christ en majesté. Plus avant, une icône de Kiev, au-dessus de la cage d’escalier une cru­ci­fix­ion par un maître suisse du XVI­Ième. Or, cha­cun de ses objets répond à un motif dis­tinct et bien sûr, aucun n’est lié à la foi…

Assez! (4)

Mon skate­board glisse, ma tête cogne con­tre un mur: “l’écrivain fri­bour­geois Alexan­dre Friederich est décédé du Coronavirus”. 

Assez! (3)

Futur com­mer­cial des lésés: créer des sectes. N’im­porte quelle illu­mi­na­tion sim­ple fera affaire. Trois qua­tre meubles, la loca­tion d’un hangar, une robe de faux gourou et on met le feu aux arti­fices! Car en ces temps de dis­ette spir­ituelle, d’an­goisse, de sec­ouss­es, le marché des besoins n’a plus de lim­ites. Le plus solide d’en­tre les vivants cherchera bien­tôt à com­penser la perte de ses lib­ertés, l’ef­face­ment de la vie, la con­fis­ca­tion de l’avenir, et sign­era les yeux fer­més pour un des­tin sur contrat. 

Assez! (2)

 Per­suadé qu’Hol­ly­wood est à la manœuvre.

Assez!

Naïf, il faut l’être au plus haut point pour penser qu’un virus attaque ces jours les assis­es de notre société. Et défini­tive­ment con pour croire que les pou­voirs vont remédi­er à la sit­u­a­tion. Ils la créent et l’en­tre­ti­en­nent. Les gens meurent? Hélas. Puis quoi? Est-ce nou­veau? Ques­tion­nez-vous! Qu’y a‑t-il de nou­veau dans cette affaire? Dans tous les cas, pas les morts — surtout en nom­bre si petit. Vieux déjà, je dis­ais hier à mes enfants: “si je meurs, cela n’est que ratio. Songez à votre avenir!”.

Nouvelle-Zélande

Loin de soupçon­ner à quel point l’ac­tiv­ité imprime la mémoire, pèse sur elle, fait retour. Cette nuit, je me tourne et me retourne, per­du dans les méan­dres d’un rêve anx­ieux: un client m’a con­fié un affichage, les heures passent, le jour point, je n’ai pas com­mencé le col­lage. Mon­frère paraît. Je le sec­oue: “il faut coller ces affich­es tout de suite, c’é­tait à ton tour de sor­tir!”. Me voici dans un ascenseur. La colle de pois­son est au sep­tième, dans des baque­ts, avec le pinceau, en attente. Il y a une femme dans l’as­censeur. Elle com­mande son étage, nous descen­dons. Je la sup­plie de mon­ter. Elle m’ig­nore. Femme bour­geoise, vieil­lie, jeune, indif­férente, sex­uée, pleine d’at­ten­tion pour mes déboires, nous sommes dans une ville côtière de la Nou­velle-Zélande. “Oui, remar­que-t-elle, ici, depuis que nous sommes morts, nous  par­lons aus­si le français et l’es­pag­nol, mais je manque de temps, je dois promen­er Kéfir”. J’abaisse les yeux: un Téquel rouge. A part moi, je songe: impos­si­ble de rien entre­pren­dre avec cette femme, elle a un chien. La porte de l’as­censeur s’ou­vre, je pénètre dans une salle de restau­rant capi­ton­née de velours rouge. Salle splen­dide et déserte. Le maître d’hô­tel désigne une table proche de la vit­re, la table donne sur la rue. La femme passe, et le chien et un cou­ple de routards. “Ce sont les seuls habi­tants de la ville!”, me dis-je. Si je ne quitte pas aus­sitôt la Nou­velle ‑Zélande, per­son­ne ne s’oc­cu­pera de cet affichage”, me dis-je. Et me voici de retour dans l’as­censeur, décidé à mon­ter au sep­tième, à récupér­er la colle et les affich­es. La femme est à nou­veau là, la femme nous fait descen­dre. Je fouille mes poches à la recherche d’une solu­tion, trou­ve un portable, il n’est pas à moi. “Mais oui, dit la femme, appelez votre frère, il doit être au sep­tième à atten­dre!”. La coque n’est pas adap­tée au portable. Elle est de tis­su, bleue et chi­noise, et mal faite, elle occulte l’écran. Sur mon genou, je casse le portable en deux, me débar­rasse de la coque et vois que la femme a rai­son; elle rit et elle a rai­son: “là, vous ne pour­rez plus jamais appel­er!”. L’as­censeur descend. 

Aujourd’hui

 Il n’y a ni route ni chemin ni sen­tier et il faut marcher.

2020

 Le monde a changé de forme parce qu’il était déjà mou.