Il y a peu, occasion m’a été donnée de confirmer à un journal qui s’étonnait du propos que je tenais en 2012 dans easyJet, savoir que le low-cost n’avait pas d’avenir. De fait, cette année-là, les nouvelles compagnies étaient sur le point de détrôner les compagnies nationales. Je pensais moins aux contraintes écologiques qu’à la capacité d’absorption du réel chaque jour plus grande des technologies du numérique. Elles étaient, semble-t-il, susceptibles de remplacer le mouvement du voyage par la livraison sur demande de fantasmagories qui inaugureraient le voyage immobile. Au début de 2021, avec des aéroports fermés et des appareils cloués au sol, les agences de voyage en ligne tenaient leurs clients en haleine en proposant des liens pour visionner diaporamas et documentaires. Depuis quelques temps, elles font mieux. L’une d’entre elles offre de “S’embarquer pour un voyage intérieur”. Voici l’annonce: Allumez une bougie, mettez-vous à l’aise et trouvez votre paix intérieure avec ces techniques de méditation testées et approuvées de par le monde”. Sous ce texte, un bouton bleu: “Commencez le voyage”.
Mois : décembre 2020
Kant
Ma fille préparait cette semaine une épreuve sur La métaphysique des mœurs, ce qui m’a rappelé qu’il y a quelque dix ans, dans le quartier genevois des Grottes, j’ai croisé un ancien professeur d’Université, kantien émérite. Je le salue. Il se retourne. Du fond de ses lunettes rondes me fixe d’un air incertain. Je me rappelle à lui. “Mais oui, Alexandre, oui… vous étiez un comique!”.
Mutilation
Ce matin — ce qui veut dire midi — je descends de la montagne sous une pluie battante et me mets à compter les voitures sur la nationale. A la troisième, je cesse. L’affaire est entendue. Nous naviguons en plein désert. Pour les amateurs de chiffres, 7 véhicules sur les dix-huit kilomètres qui me séparent de la centrale de nourriture. Que je contourne pour me rendre chez le quincailler. Il tient avec ses employés un hangar sur l’ancienne route. Pour moi, il a passé commande d’un second poêle que je pense installer à l’étage inférieur, celui qu’occupait autrefois les bêtes, afin de combattre l’humidité et cette foutue remontée phréatique, un classique des villages anciens si j’en crois mon expérience (j’avais déjà ce problème à Gimbrède). Mais d’abord, je m’excuse: le quincailler n’a pu me joindre, j’ai cru que c’était en raison du numéro étranger enclin que je suis à croire qu’un Espagnol ne peut sortir d’Espagne, alors que c’était de ma faute, j’ai en ce moment cinq numéros, ne les connais par de mémoire, les confonds. Dans cet échange, nous sommes masqués. Je le précise, car malgré une moitié de visage à l’occulte, j’avais jugé lors du premier rapport cet homme racé, parfaitement ibère et macho à souhait, ce qui dans ma bouche, eu égard à l’histoire des mœurs locale, vaut compliment. Mais aussi orgueilleux et arrogant, ce qui m’avais déplu. Comme il m’entraîne dans la “nave”, c’est à dire “en coulisses”, c’est à dire dans l’entrepôt, afin de présenter ce que j’ai acheté, je constate que j’ai tout faux: l’homme est affable et dans son travail rigoureux. Tout content d’ajouter ses nouvelles qualités au portrait spontané que je me faisais de sa virilité, de sa prestance, de son port, j’attends qu’il vise ma facture ce qu’il fait avec soin, penché au-dessus de la caissière. Puis remercie, retire son masque. Apparaissent alors une moustache minuscule, à l’anglaise et un menton rentré qui démentent tout ce que j’ai vu ou cru voir.
Inconnues
L’âge brutalisant la conscience, nombre de vivants tombent sur le tard dans une forme ou une autre de folie. Je ne pense pas aux figures psychotiques de l’histoire, Lumière, Rilke, Nijinski, Althusser, mais à des proches, des parents, des intimes taraudés par une folie légère ou d’ailleurs, préventivement, moi-même: rien de plus normal. La succession des moi nous travestit si bien devant nos yeux que nous peinons à rétablir l’équilibre. Si nous tentons par réaction de confronter les ambitions anciennes avec l’état présent de l’être c’est encore pire, cela rend plus patent les attaques de l’âge, donc l’inconnu que nous devenons.
A propos de René Guénon
“Mon esprit sclérosé se plie aussi difficilement aux préceptes de cette sagesse ancestrale que mon corps à la position dite ‘confortable’ que préconisent les Yogis []. Je tiens éperdument à mes limites et répugne à l’évanouissement des contours que toute mon éducation prît tâche de préciser. Aussi bien le plus clair profit que je retire de ma lecture, c’est le sentiment plus net et précis de mon occidentalité []”. André Gide, Journal de Fès, 1943.