Mois : décembre 2020

Energie

Si je me suis aperçu que j’é­tais jeune, c’est à trente-cinq ans. Aupar­a­vant, j’é­tais trop occupé des dif­fi­cultés de l’ex­is­tence. Le sen­ti­ment que l’én­ergie du corps per­me­t­tait toutes les ambi­tions de l’e­sprit est apparu  alors, quand la plu­part des amis s’é­taient défaits par com­bus­tion, force naturelle, sauvagerie de cette énergie qui est la jeunesse. Avec le début de recul que per­met l’au­jour­d’hui, je trou­ve la nature bien faite: si l’én­ergie du corps mon­tait à l’e­sprit tra­vail­lé — autour de 40 ans — avec l’ef­fer­ves­cence de la jeunesse, nous auri­ons un monde entière­ment insta­ble, tirant par le jeu des exci­ta­tions à la fois vers le par­adis et vers l’enfer.

Sacre

D’abord éton­né, aujour­d’hui dépité, à preuve j’y reviens trois ans après les faits, par le peu d’in­térêt, l’in­com­préhen­sion, presque la moquerie que m’op­posa cette femme que j’emmenais en toute con­fi­ance au fond du petit gouf­fre de Neva­do pour lui deman­der opin­ion et faire choix de trois vieilles pier­res d’hu­man­ité cachées entre dix mille autres afin de les ramen­er  dans la mai­son, les séch­er au feu, les garder et les regarder tels des objets, parce qu’au terme de leur course galax­i­ale ils avaient franchi mon seuil, à révérer. 

Méthodes

Con­struc­tion de dédales. Poli­tique d’as­phyx­ie. Tourni­quets. Archi­tec­tures para­doxales. Bicéphalie, tricéphalie. Rôles car­nava­lesques. Aboulie pro­gram­mée. Ecrase­ment des nerfs. Pro­duc­tion indus­trielle de drogue. Ombre et lumière et ombre. Murs de vérités. Dési­den­ti­fi­ca­tion sex­uelle. For­matage sémi­o­tique. Bru­tal­i­sa­tions. Con­quête spa­tiale à effet soupape.

Situation

Incer­ti­tude qui com­man­derait non pas l’at­tente mais la déci­sion, car seule une opin­ion dite et incar­née affirme con­tre l’in­cer­ti­tude la vie. D’où la mesure qui con­siste à impos­er des règles au corps afin d’en­fer­mer l’e­sprit et entretenir le marasme jusqu’à ce que l’in­di­vidu brisé rende les armes.

Maria

Aux caiss­es de la cen­trale de nour­ri­t­ure de Puente, cette femme racée, chevelure jais, yeux épatés, grands sour­cils, riante, pleine de foi — j’ad­mire. Depuis deux ans. Et resquille avec le sys­tème de dis­tri­b­u­tion automa­tisé pour me diriger vers sa caisse. Dif­fi­cile d’avoir une con­ver­sa­tion. Nous faisons de notre mieux. Deux, trois min­utes? Peut-être moins. Ent­hou­si­asme partagé. L’al­go­rithme ne cal­cule pas la vitesse de l’émotion.

Rural

Plaisir à con­tem­pler quelques min­utes couler sur son lit de cail­loux la riv­ière voi­sine de ma mai­son. Je puise de l’eau. En amont, Rober­to a créé une “poza” pour son trou­peau. Arrêté, le flot remue avant de pour­suiv­re. Si je tends l’or­eille, j’en­tends des voix. Babil de l’eau. Dans le ciel mon­tent les fumées claires des chem­inées-champignons des maisons vivantes. A l’aller, le chien de Chomin aboie, au retour il me fixe, il incline la tête.

Besoin

 Nous avons besoin d’espace.

Vars

Alors Vars dit: “il m’a fal­lut qua­tre mois pour arracher cet arbre, mais je l’ai fait, je l’ai arraché”.

Hiver

Il neige. Seul bruit dans la mai­son, entre raclements et roucoule­ments, la chaudière. Dehors, le silence. La fenêtre du salon donne sur l’u­nique rue du Quarti­er des Champs. Elle blan­chit. Pre­miers pas imprimés en fin de journée, signe que quelqu’un est enfin passé. Tout de même, je finis par sor­tir. Excur­sion chez le Chi­nois de Puente. Achats d’am­poules, d’une ardoise, d’une poubelle, de bou­gies et d’un pail­las­son, achats qui ser­vent met­tent une touche finale au chantier de la cui­sine. Au retour, j’ou­vre une bouteille de rouge, bouil­li des choux de Brux­elles, grille un magret de canard du Gers, puis j’éteins la mai­son, enfile deux bûch­es dans l’âtre et dors. Il va fal­loir décider que faire ces prochains mois. Réor­gan­is­er la vie. D’i­ci à Noël, je vais pein­dre ou écrire. La col­lecte de con­cepts de philoso­phie com­mencée il y a quinze jours est en friche — j’hésite à pour­suiv­re, sinon pour l’in­térêt de la lec­ture. En effet, je doute de plus en plus de l’u­til­ité de ce Robots et immi­grés: les gens ont com­pris ce que nous vivons, n’est-ce pas? Si mal­gré tout, j’écris, je songe plutôt à une fic­tion. La table. His­toire d’une table fab­riquée par un arti­san de Castille en 1547 (il s’ag­it de la table sur laque­lle je mange tous les jours) puis de sa trans­mis­sion et des ses pro­prié­taires suc­ces­sifs, occa­sion de par­ler de l’Es­pagne con­nue et moins con­nue. Un tra­vail sym­pa­thique; car il y a aus­si cela de risqué dans la con­tin­u­a­tion des recherch­es com­mencées avec H”, un effet rebond (encore une de ces expres­sions en vogue, lex­ique de l’é­colo­gie sem­ble-t-il), bref l’aug­men­ta­tion de la dés­espérance. Pein­ture, écri­t­ure qui mènent à fin jan­vi­er-févri­er. Ensuite? Revenir au pro­jet de l’an dernier, rejoin­dre la Bir­manie par la voie ter­restre. Ou, plus prag­ma­tique, com­mencer à étudi­er la cul­ture potagère, acheter et amé­nag­er un ter­rain. Dans ce cas, se for­mer en par­al­lèle aux tech­niques de défense pour femmes, dans l’idée de les enseign­er dans les vil­lages (il fau­dra bien trou­ver un revenu). Et en mai, faire le tour d’Es­pagne à vélo. Sauf si je ne m’aperçois pas, en dépit des cris d’or­fraie que je pousse con­tinû­ment, que tout cela est d’ores et déjà, dans le nou­v­el état de dic­tature, com­pro­mis voir pénal.

Cuisine

Couché tard hier et assom­mé, puis au lever du jour, plein d’an­goisse, inca­pable de bien repos­er car je craig­nais que vien­nent frap­per à la porte les mon­teurs (pour la cui­sine). L’heure n’est pas suisse, mais à par­tir de 9h00, même en Espagne, l’ho­raire est légal. Or, je me suis mis au noir vers 4h00, con­tent, fatigué, sans envie d’émerg­er. Si le cœur accélère, c’est qu’il va venir quelqu’un d’ex­térieur. L’e­sprit enflé de som­meil, je résiste de mon mieux — assez, je me lève, vaque, fais du café, des tartines, guette la rue, vois, ne vois rien. Per­son­ne. De toute la journée. Le soir, la tem­péra­ture chute. Une semaine que le paysan et le guide m’en par­lent: “il va neiger!”. Même l’heure est con­nue. Mer­veille de la tech­nique tran­scen­dan­tale, de la sci­ence infuse ou des magies som­bres, le lende­main, lorsque j’ou­vre l’œil à 11h00, en effet, il a neigé et les toits, la rue, la mon­tagne, le vil­lage, sont blancs. Deux­ième jour, donc. Lente­ment, je prends pos­ses­sion de mon étage, allume le poêle, mets en marche le café, coupe le pain et ne crains plus les chantiers (ont dit hier qu’ils venaient, sont pas venus, vont pas me faire ça au culot?), quand se gar­ent devant la mai­son les instal­la­teurs de la multi­na­tionale, ceux qui instal­lent les meubles et doivent fix­er les poignées, et quand je juge en avoir fini, c’est l’élec­tricien qui déboule flan­qué d’un Indi­en des Andes, il  aug­mente la puis­sance des plombs, ce dont je me réjouis, et voici le moment de boire un café, mais non, le maire d’A­grabuey, une per­foreuse dans les bras, saute d’un  Nis­san rouge, dit: “Alexan­dre, ça te va si je casse le mur pour l’é­vac­u­a­tion du gaz, j’ai un moment de libre?”. Qua­tre heures de gra­vats, de trouage, de mousse expan­sive, de lis­sage-tru­elle. Voilà, temps après temps après temps, il est une heure du matin et je viens de gar­nir les armoires d’assi­ettes et de tass­es et je viens de grat­ter le plâtre, j’ai retouché les pein­tures, lessivé le par­quet et fixé con­tre le car­relage un sus­pen­soir à casseroles chi­nois, et il neige, et le vin est rouge.