Avec de jeunes femmes, nées pour rester jeunes. Charme physique, animal, des cheveux et du cou et des courbes, et pour l’avenir un complet dédain. L’horloge est arrêtée. Pas dextérieur. Ni d’autres hommes, d’autres femmes. Que nous. Vient la fatigue? On dort. On se relève? C’est la vie. Au milieu de ces relations, moi qui suis l’objet, ballotté par des champs et les falaises, transporté dans des chambres, ravi et inquiet de n’heurter aucune femme, je demande: “que vont dire Sueva? Ghislaine? Mo?” Toutes se lovant répondent:
-“Chut! chut!”
Mois : novembre 2019
Plage
Luther
Lecture de la Confession d’Augsbourg. Avec la distance symbolique et culturelle, mais surtout coutumière, le propos semble fou. Qu’il soit clair: la théologie catholique ne me semble pas moins absurde, mais il y a ici surenchère. Procédant, afin de déterminer sa position idéologique, par opposition dialectique, Luther paraît s’éloigner d’autant plus de la vérité.
Démocratie — de merde
Dans les villes d’Europe, les manifestations se succèdent. Mobilisations courtes. Peu d’individus. Je dirais: orchestrées. Des professionnels. Côté publication, de même. L’orchestre. Pour la partition, on sait qui est la tâche (les intrigants qui en coulisse préparent la gouvernance mondiale, autant dire la destruction du peuple). Il n’est que de voir les panneaux que brandissent les contestataires: tous de la même hauteur, de la même taille, du même carton, portant trois ou quatre slogans pensé lors d’une réunion de bureau.
Guadalajara (0km)
Arrivé en bus après avoir mis en carton et renvoyé le vélo par la poste à Calatayud, car j’oubliais: en novembre, le jour se lève à 8 heures, la nuit tombe à 17h30. Un heure pour manger, de courtes pauses afin de se repérer, une demi heure de plus. Reste huit heures. Exactement ce que j’ai roulé en deux jours, seize heures. Insuffisant. Pour atteindre l’aéroport de Barajas, il me faudrait encore abattre 180 kilomètres. Possible, mais pas en huit heures. Du moins avec un vélo chargé de sacoches. Au lieu de quoi je passe la soirée dans un bistrot bulgare de Guadalajara, en face de mon dortoir, seul client de la soirée. Le lendemain, je cherche la “oficina central de Correos” pour récupérer les habits que je me suis adressés en poste restante. C’est peu dire que j’ai l’air d’un clochard ou d’un demeuré: pas rasé (oublié ma trousse de toilettes), le visage fatigué et rougi par le froid, les cheveux en bataille, attifé d’un maillot jaune, d’un pantalon chiffonné et des baskets maculées de boue. Un facteur me renseigne. L’office de poste se trouve dans la partie haute de la ville. Sur place, je trouve un Mexicain. Il répare un néon. Désigne un commutateur. “Pour entrer, vous appuyer”. A l’intérieur, des cases et une machine. Mes habits seraient donc dans ce coffre jaune? Perplexe, je touche l’écran du bout du doigt. Il s’éclaire. Demande un code. Sur mon téléphone, pas d’internet. Je trouve tout de même la quittance numérique, mais ne peux afficher l’annexe. Celle qui contient le numéro. Je retourne au dortoir. En chemin, un autre facteur.
- Mes habits se trouvent dans cette boîte électronique, c’est bien ça?
- Habits? Quels habits?
J’explique.
- Non, mais non! C’est la porte suivante!
En effet, de retour dans la rue, je passe sous l’échelle du Mexicain, trouve une porte cachée, entre dans un bureau où travaillent des humains. Là, une guichetière me remet mes chaussures, mon jean et ma veste.
Calatayud (145 km)
J’appelle optimiste celui qui oublie les difficultés ou les sous-estime. Dessinant l’itinéraire, j’ai bien perçu ce nœud d’autoroute près de Gallur, je me suis souvenu des camions, de la glissière, de l’absence de bande latérale, des sorties d’usine. Pour conclure aussitôt: “ça ira”. Donc me voici à pédaler dans les mêmes conditions qu’en mai 2018, la peur au ventre, forçant le rythme pendant une heure pour retrouver une vicinale. En réalité, il n’existe pas d’alternative. Si: faire un détour de vingt ou trente kilomètres. Quand je décroche enfin de la N‑122, le soulagement est tel que je ne doute plus de rejoindre Madrid dans les temps (reste 240 km). Sensation qui a vite fait de s’estomper. A nouveau trois heures sans apercevoir le moindre vivant. Un paysan, un groupe de chasseurs, un vieillard qui marche avec une canne, mais pas de vivant installé, formant village ou hameau. J’ai faim. Je bois l’eau d’une fontaine. Puis roule 800 mètres jusqu’au col de la Chabola, puis me lance dans une route infinie — elle mène peut-être à Nouakchott ou Darwin, tant sont pauvres les indices humains. A chaque virage, je fais des conjectures: “après cette ruine, il y a …”, “derrière ces sapins, ce canyon…”. Mais on ne peut se souvenir de mille kilomètres de paysages traversés à bonne vitesse (et il y a deux ans) que par endroits, y mettant souvent des noms erronés, des distances sans rapport. Pour la déduction, c’est impraticable. Tout de même! Un restaurant. Celui de Tierga. Patron à l’oeil de verre, nourriture mauvaise, vin tourné : j’avale sept saucisses et un flan. La lumière commence à baisser lorsque j’entre dans la vallée fruitière placée entre Sabiñan et Calatayud. La première fois, au mois de juin, j’étais proche de crier au miracle. Aujourd’hui, malgré le froid et la pénombre, même enthousiasme. La route serpente entre des montagnes nues, grimpe des côtes, plonge dans des tunnels; une rivière plate mouille les vergers assemblés dans le fond de vallée, à mi-hauteur file entre ponts suspendus et gares closes une voie de chemin de fer des années de guerre. Le tout donne le sentiment de remonter le temps. A Calatayud, la fatigue aidant, je redeviens moderne: la réceptionniste du quatre étoiles, une étudiante mal embouchée qui révise ses polycopiés me renvoie dans la rue, “c’est complet, nous avons un colloque militaire”. A l’office du tourisme, un couple de benêts : ” si vous cherchez bien… ou alors il y a peu être un hôtel à six kilomètres…”. Poussant le vélo à travers des ruelles en voie d’effondrement (il ne s’agit pas d’une métaphore, le cœur de Calatayud a des airs de pâtisserie moisie), je trouve un couple homosexuel accueillant et rigolo, et une chambre.
Ejea (135 km)
Quitté Agrabuey par le chemin. Les pluies et la neige gonflent les eaux de la rivière. Pour croiser les affluents, je porte le vélo. Passé Jaca, commence l’ascension qui mène au monastère. Sur le col, des chiens barrent le route. Je passe au travers. Ils suivent. Depuis départ pour Malaga il y a deux ans, j’ai oublié. Or, la descente qui mène dans la vallée n’est pas de celles qui s’oublient. Pas le moindre coup de pédale pendant une demi-heure. Autour, un désert de sapins blancs et de roche éboulée. La route se redresse à Triste. Un pont de métal enjambe le lac de barrage, je domine le cours du Gallego. A ce moment-là, j’ai soixante kilomètres d’avance, il n’est pas dix heures. Détrempé, grelottant, lorsque je m’arrête au milieu de l’après-midi dans une cantine, près d’un complexe cimentier, je n’ai fait que trente kilomètres de plus. D’abord, je renvoie le serveur: trop fatigué pour manger. Une salade, une soupe, je me chauffe les mains sous le sèche-mains et repars. Il pleut, mais s’est surtout le vent contraire. Si la route filait à travers un relief ou des arbres, mais elle est américaine, une droite sur plus de quarante kilomètres. La nuit tombe quand j’atteins Ejea de los Caballeros, demi-ville cachée derrière des collines terreuses aux allures de termitière. Un bulgare me loge dans une pension pour saisonniers arabes.