Discussion avec Gala. Elle me dit (et je sais, et je constate): “toujours, j’ai été libre”. Facilité à se mouvoir, à inventer le présent, à composer avec l’adversité, toutes choses qui relèvent du don, mais aussi, ce qui est moins répandu, désintéressement, une vertu. Ce à quoi j’objecte — “fait remarque” est plus juste — que c’est propre à sa génération, époque 1970: le progrès était là, il paraissait sans fin. Force est d’admettre: cela n’explique pas tout. Et j’en reviens à la liberté, la mienne: jamais, dirais-je à part moi, je n’ai été aussi libre. Sans prétention, je mets quiconque au défi d’être aussi libre. Non par plaisir de défier (je m’en fous), mais pour que mesure soit possible. Libre. Et quoi? Justement, je ne sais pas. Sinon que ce n’est pas facile. Et qu’aucun retour à la situation antérieure n’est envisageable.
Mois : novembre 2019
Vélo
Toujours dans mon idée de me rendre à Bangkok à pied ou à vélo. Paysage de désordre devant, obstacles sans compte, silence et volonté, défaite du social, exhaussement. J’y reviens comme je prépare ce soir, à Agrabuey, mon vélo de randonnée pour gagner Madrid en trois jours (je prends un avion pour la Suisse) — il y près de cinq cent kilomètres. Cela n’est rien; depuis mai, je suis en contact avec les organisateurs de la Transpyrénéenne. Routes aléatoires, chemins, le tout sur 1500 km, un dénivelé fou… Le vainqueur met trois jours. Hier au bar, avalant du vin Somontano, les jeunes guides me disaient qu’en octobre un candidat était passé par le village. Il arrivait de Biarritz, mettait pied à terre pour le première fois. Il a fumé un cigarette, Mari-Luz lui a servi un café double. Station de quelques minutes, il est reparti.
Balduc
Ce lundi, deux malles ont échoué devant ma maison. Aucune adresse. J’ai voulu les ouvrir, serrures verrouillées. Balduc, toujours curieux, est passé. Il n’a pas posé de questions. Ni lui ni les autres voisins n’ont posé de questions. Mardi, les malles étaient toujours là. Vendredi, il y en avait quatre de plus. Pour quitter la maison, il me fallait grimper. J’écris cela dans ma chambre, au lit, un pistolet à la main. Pour dégager l’entrée, mais aussi la rue, j’ai rentré deux malles dans le salon. Peut-être était-ce une erreur.
Hiver
Belle neige sur Agrabuey. Vers treize heures, je monte le premier des deux cols qui nous séparent de la plaine. Derrière moi, quatre voitures. L’une s’embourbe. Les passagers l’abandonnent. Une autre cale. Je ne m’arrête pas. Je coupe Kingdom Come et m’engage dans le brouillard. Concentré, je tiens le milieu de la piste. Quand j’arrive au village, les autres me rejoignent, dans la même voiture, tous. Je gare où je peux, en pente, à droite de la fontaine. Rentré, je me sers un vin. Arrive l’ouvrier du maire, l’abatteur. Ma voiture a glissé de dix mètres. Elle s’est arrêtée juste avant le mur. A seize heures, comme je mijote un papet aux poreaux, un message du “groupe village”: “c’est bon, je crois que nous sommes tous rentrés.”
Paradis
Le paradis ne dure qu’un moment. Il vient et revient. Sisyphe ne connaît pas la pente, aussi ne connaît-il pas le sommet. Chaque fois, le sommet lui est surprise, suspension de l’effort, paradis. Et retour à la vie. Qui est souffrance. Quant à cet autre paradis, celui que vantent les dominants pour appâter les faibles, nul doute qu’il existe, il est ensoleillé, planté d’arbres et pleins d’oiseaux et sans travail, et il a un nom, la mort.
Monde
Eux appelaient encore cela le monde, les grands relativistes, ces consciences majeures, et pas seulement les philosophes, les aventuriers qui s’étaient, les uns par la force de l’intelligence, les autres par la force de l’action, libérés de Dieu et de l’horlogerie des religions, mais nous, comment pourrions-nous appeler le monde sinon société, somme intégrée de circuits dont nous sommes à la fois les créateurs tristes et les particules dynamiques?