J’appelle optimiste celui qui oublie les difficultés ou les sous-estime. Dessinant l’itinéraire, j’ai bien perçu ce nœud d’autoroute près de Gallur, je me suis souvenu des camions, de la glissière, de l’absence de bande latérale, des sorties d’usine. Pour conclure aussitôt: “ça ira”. Donc me voici à pédaler dans les mêmes conditions qu’en mai 2018, la peur au ventre, forçant le rythme pendant une heure pour retrouver une vicinale. En réalité, il n’existe pas d’alternative. Si: faire un détour de vingt ou trente kilomètres. Quand je décroche enfin de la N‑122, le soulagement est tel que je ne doute plus de rejoindre Madrid dans les temps (reste 240 km). Sensation qui a vite fait de s’estomper. A nouveau trois heures sans apercevoir le moindre vivant. Un paysan, un groupe de chasseurs, un vieillard qui marche avec une canne, mais pas de vivant installé, formant village ou hameau. J’ai faim. Je bois l’eau d’une fontaine. Puis roule 800 mètres jusqu’au col de la Chabola, puis me lance dans une route infinie — elle mène peut-être à Nouakchott ou Darwin, tant sont pauvres les indices humains. A chaque virage, je fais des conjectures: “après cette ruine, il y a …”, “derrière ces sapins, ce canyon…”. Mais on ne peut se souvenir de mille kilomètres de paysages traversés à bonne vitesse (et il y a deux ans) que par endroits, y mettant souvent des noms erronés, des distances sans rapport. Pour la déduction, c’est impraticable. Tout de même! Un restaurant. Celui de Tierga. Patron à l’oeil de verre, nourriture mauvaise, vin tourné : j’avale sept saucisses et un flan. La lumière commence à baisser lorsque j’entre dans la vallée fruitière placée entre Sabiñan et Calatayud. La première fois, au mois de juin, j’étais proche de crier au miracle. Aujourd’hui, malgré le froid et la pénombre, même enthousiasme. La route serpente entre des montagnes nues, grimpe des côtes, plonge dans des tunnels; une rivière plate mouille les vergers assemblés dans le fond de vallée, à mi-hauteur file entre ponts suspendus et gares closes une voie de chemin de fer des années de guerre. Le tout donne le sentiment de remonter le temps. A Calatayud, la fatigue aidant, je redeviens moderne: la réceptionniste du quatre étoiles, une étudiante mal embouchée qui révise ses polycopiés me renvoie dans la rue, “c’est complet, nous avons un colloque militaire”. A l’office du tourisme, un couple de benêts : ” si vous cherchez bien… ou alors il y a peu être un hôtel à six kilomètres…”. Poussant le vélo à travers des ruelles en voie d’effondrement (il ne s’agit pas d’une métaphore, le cœur de Calatayud a des airs de pâtisserie moisie), je trouve un couple homosexuel accueillant et rigolo, et une chambre.