- Certes, et j’écrirais avec plaisir, par exemple, une étude sur le snobisme chez les Romains au premier siècle avant Jésus-Christ. (Henry de Montherlant, entretien télévisé à la BBC, juillet 1962.)
Mois : août 2019
Oeuvrer
Je m’aperçois que je vais sortir du noir. J’y suis entré en 2015. Alors, j’étais à Fribourg. Aterré, je regardais ces nouveaux venus, sous-informés, débarqués par paquets des périphéries de l’Europe, qui arpentaient en somnambules la ville. Fribourg, une ville parmi cent, mille, une vilel quelconque parmi toutes celles que compte le vieux continent, car toutes subissaient le même sort de “solidarité”, c’est à dire d’esclavage naissant. Aterré, je prenais connaissance des explication données par les parleurs autorisés, ces tissus de mensonge. Comme tout un chacun, je subissais l’avalanche des images manipulées et voyais s’installer, heure après heure, dans les esprits et dans les corps, la résignation, qui — nul ne me fera croire le contraire — n’était qu’une forme encore bégnine de la maladie qui se déclenche dans le vivant lorsqu’il constate que l’on détruit son habitat, son plaisir, sa langue et son futur. Lorsqu’on détruit la vie libérale, cultivée, moderne. Lorsqu’on le détruit. Mais sentir n’est pas penser. Je voyais, mais je ne comprenais pas. Quels intérêts servait ce travail général de sape? Commençait pour moi une période noire. Je dirais qu’elle vient de s’achever. Il me semble comprendre comment s’est organisé cette offensive contre la liberté, le plaisir, le futur. Notre futur. Le pourquoi de son organisation gagne chaque jour en évidence. Quant aux responsables, soyons clair: il n’en existent pas qui seraient faciles à désigner, le cas échéant appréhendés, après quoi il suffirait de remettre, entre citoyens de bon aloi, les pendules à l’heure. Je ne crois pas en ce type d’hystérie socialiste (on peut ordonner le réel sur plan, au besoin s’en remettre aux commissaires du Peuple). Si je dis que je sors du noir, c’est que j’entrevois assez les relations objectives entre les personnages qui ont présider et président à ce drame pour savoir comment prendre du recul, puis dégager, et ensuite — c’est le plus important — créer localement, de mes mains, avec mes propres moyens, dans un coin, une fabrique de la liberté. Elle consiste d’abord à déjouer au quotidien, pour réorienter l’action personnelle, tous les pièges qu’aligne sans vergogne le discours œcuménique des capitalistes finissants (gouvernement mondial, égalitarisme, droits de l’homme…), puis à fabriquer du positif, de l’heureux, du juste. Enfin, si tant est que la réalité ne me rattrape pas, à rendre le modèle viral.
Traduction
L’exercice de traduction fait apercevoir que les mots utilisés dans la langue d’écriture sont souvent incompris au sens où l’auteur serait incapable d’en donner une définition claire. Pour autant, je ne dis pas qu’ils ne sache les employer. Au contraire, il en fait un excellent usage, les inscrivant judicieusement dans la phrase et dans le contexte. Cette part de flou qui demeure est précisément ce qui produit la richesse de la langue au-delà des rapports de stricte analogie. Remarque qui se vérifie sans peine lorsque l’on étudie en miroir les travaux des traducteurs employés par les instances du pouvoir (surtout les agences symboliques, ces prétendues “organisation internationales” dont le rôle est de bureaucratiser les rapports entre vivants): leur but est d’éliminer toute ambivalence, de dévitaliser la langue, de l’aplatir comme un pâte afin que chacun puisse constater qu’elle ne contient plus aucune scorie.
Etats-Unis 2
Désormais, il faut observer au plus près la société des Etats-Unis. Tâche ardue, enveloppée comme elle est d’images et de ce fait en partie inatteignable sauf pour les pauvres hères, plus de cent millions, qui vivent derrière les images. Mais je ne crains pas de dire a priori, donc sans pouvoir lorgner sur les pugilats internes, que nous avons affaire dès aujourd’hui au retournement de situation typique qui guette la société européenne conquérante, morale et emphatique et idiote de la fin du XXème siècle dont nous sommes, hélas, les victimes désignées : l’argent vient à manquer et les individus que noyait dans son espérance illusoire cet argent ressurgissent tels qu’en eux-mêmes, identifiés, ataviques, névrosés et potentiellement hostiles, je veux dire, prêts à se recentrer pour faire face à l’avenir.
Degrés
Que je me souvienne, jamais mes mouvements ne furent aussi réduits. Ce n’est pas une température de 30, 34 voire 38 degrés qui freine l’activité, mais son installation dans le régime quotidien. Il fait ici, dans la cuvette florentine, une trentaine de degrés nuit et jour. Quand on sort, c’est tard. Quand on sort, on ne va pas très loin. Quand on sort, c’est pour rentrer. Mon meilleur moment a lieu à midi, quand péniblement réveillé après cinq tasses de Lavazza, je poursuis ma traduction. Il me semble alors que je renoue avec une activité du temps normal, social, volontaire. Ensuite, je combine le puzzle quotidien, joins les jours les uns aux autres. Détail qui me plaît, le faubourg est abandonné. Les rideaux de fer descendus, les habitants sont partis. Accrochées par un fil, des pancartes découpées dans le carton annoncent les commerçants “in vacanza”.
Contestation
La fausse élite qui met la démocratie au service de ses privilèges a peur d’internet. Elle le contrôle de mieux en mieux. Elle peine à le contrôler. La réaction a une importante marge d’action. Les capacités techniciennes des militants de l’ouverture n’étant pas fondée sur des valeurs socialement partagées, mais sur un concours de techniciens surdoués codifié sur le mode ludique, ils ne se laisseront pas acheter par l’Argent. Irreprésentable socialement, cette communauté a aujourd’hui dans les mains une partie des clefs du problème — individu par individu, elle mérite un double soutien, moral et financier.
Etats-Unis
La plupart d’entre nous se représente la société américaine grâce aux images qu’en donne Hollywood. Chacun sait qu’il n’y a là que propagande et pourtant nous choisissons de croire à cette propagande. Une partie des problèmes que rencontrent les pays européens trouve son explication dans les maux qui frappe les Etats-Unis; ceux-ci, aussi réels que dépourvus de solution, amènent l’élite qui gouverne outre-Atlantique à conduire contre notre continent toutes sortes d’actions, des plus institutionelles aux plus guerrières, des plus sournoises au plus visibles. J’ai la conviction que la société américaine est en voie d’effondrement. D’où un sauve-qui-peut général. Veillons à ce que nos élites nationales, partout dociles et à Bruxelles totalitaires, ne mettent pas le restant de nos forces au service des Etats-Unis.
20 ans
Dans Galluzzo, encore et toujours la même chaleur. Les bus traversent une matière épaisse, les branches des arbres pendent assoiffées. Le dernier voisin est parti hier pour la mer. Nous sommes seuls, Gala et moi, dans la pénombre, avec nos ventilateurs, des livres, de la musique et le petit congélateur où je cale mes bières. Même le coq et l’oie font silence. Ils ne chantent et discutent que vers cinq heures, lorsque le ciel blanchit. Aplo fait ses vingt ans aujourd’hui. Pour le sixième mois consécutif, il est à l’armée. J’écris dans la mansarde, ou plutôt je traduis, à raison de deux pages par jour, l’essai à l’espagnol. Fini la semaine dernière Le roi de Suisse. Gide écrivait certains de ses livres pour vingt proches à qui il envoyait soigneusement, sous pli. Je fais mieux: la pièce a été envoyée à quatre amis — qui m’en ont aimablement fait retour. Cependant les projets se multiplient. Il suffit que les éditeurs prennent de l’intérêt à votre travail pour se sentir d’attaque. Et déjà se dessinent les thèmes d’un nouvel essai sur la philosophie des réseaux.
Etrusques
A Volterra, l’un des forteresses étrusques de Toscane pour l’anniversaire de Gala. La ville est perchée à sept cent mètres, emmuraillée, creusée, bâtie, surbâtie. Dans son tablier, un vignoble vert et l’ancien théâtre romain. Une splendeur. D’abord, nous croyons trouver deux rues en croix, une place d’église à l’une des extrémités, la place du Prieuré à l’autre, puis nous voyons que le plan est tortueux, compliqué par les peuples successifs qui ont occupé le site, Etrusques, Romains, Italiens. Et puis il y a de la modernité dans l’ancien. Les tours de la forteresse par exemple, rondes, massives et crénelées, avec leur chemin de guet, sont plantées de caméras électroniques: l’édifice médiéval abrite désormais un “penitenziario statal”. Nous marchons dans un parc en pente. Sur la pelouse lumineuse, à l’ombre des grands saules des couples. De l’autre côté, ce truc. A l’opposé, une acropole. En profondeur, accessible par un escalier à vis, des thermes. Au loin, des centaines de collines. Plus loin, Pise et la mer. Cependant, que l’on imagine pas cette cité solitaire et villageoise. L’histoire l’ayant richement dotée, le commerce se charge de faire fructifier l’héritage. On y parle donc toutes les langues du monde et les corps, pressés de voir, de sentir, de vivre, de manger et de boire, se bousculent. Touristes français, hollandais, allemands,qui garent leurs voitures et caravanes au pied du mont et, pour gagner le cœur historique, gravissent les escaliers de pierre plate envahis de végétation qui servaient déjà au temps de César. Cela m’effraie. Chaque jour un peu plus, la foule m’effraie. Je peine à voir derrière son passage ce qu’il faut voir, les murs, les niches, les voûtes, les puits, les blasons, je ne vois que la foule. Après une sieste à l’hôtel, nous ressortons: ça va mieux. Nouvelle déambulation qui se termine dans un jardin au bas de la muraille Nord. Nous dînons là, sous des parasols blancs. Au dessert, la patronne vient cueillir de la menthe pour faire des colonels. Mais le meilleur moment est pour le lendemain, lorsque nous allons au musée Guarnacci. La collection présente plusieurs centaines d’urnes étrusques en tuf, en marbre, en albâtre dans un silence spectral. La visite se fait sur trois étages, des passerelles de bois sont installées pour guider l’amateur au-dessus des mosaïques romaines. De cette tranquille méditation, on ressort avec une seule envie: se plonger dans les livres et l’étude.