Pris livraison de mon matériel de randonnée. Skis, peaux, crochets, bâtons télescopiques et radar de cou. Le vendeur s’arrête de trier ses champignons. A peine m’a-t-il salué:
-Tu cois que c’est possible toi? Personne n’a franchi le seuil de ma boutique aujourd’hui et maintenant que tu es là, voilà deux clients. Bouge pas, je reviens!
De retour, il vérifie mes achat, règle les fixations.
-Là.
-Et le radar.
-Ah, oui.
-Comment ça fonctionne?
-Oh, tu verras bien. Demande à ton voisin, le guide.
Et il retourne à ses champignons.
Mois : novembre 2018
Skis
Bois
Par temps de brouillard, jours paisibles, coupés du temps. Le chat miaule devant la maison. Dans son lit la rivière coule sur une demi-largeur charriant des eaux de pluie terreuses. Il a neigé sur les sommets, mais avec des températures aussi hautes le ciel ne blanchira pas les rues avant décembre. Hier, Bustos a débarqué une tonne de bois. J’étais allé le chercher à la ville, dans cette zone industrielle où il travaille avec ses fils, des gaillards velus, comme sortis de la grotte. En approchant de leur repaire, je vois qu’il n’y est plus; à la place, un terrain éventré.
-Bon dieu, dis-je à Gala, ils ont rasé!
En fait, je me trompais de trois numéros. Leur affaire est plus bas dans la rue. Les homme se tenaient dans le local. C’est une baraque posée plus que bâtie, sans porte, sans confort. Elle sert à la fois de bureau et de cuisine, on y voit un lit. Un vieillard est assis. Il porte une cape. Son physique rappelle celui d’Antonin Artaud dans Napoléon. Tandis que le père énonce “du mélange, mille kilos.. et du petit, vous en prenez? Alors deux sacs!”, un collègue griffonne la commande sur un bout de papier. Un des fils se tient devant la table. Il déballe des chewing-gum, bonbons, ficelles au sucre et caramels, les renifle et les jette dans un sceau remplis d’épluchures. Quand l’autre a fini de noter, Bustos fait:
-Voilà! On vient quand, maintenant?
-Plutôt demain.
-Demain?
Les personnes présentes dans le local s’interrompent.
-Le matin?
-Pas trop tôt.
-Onze heures.
Alors celui qui a noté la commande:
-12h30, après on mange.
Tous grognent pour approuver. Et Bustos:
-Merci Alexandre (car je viens de lui rappeler mon prénom).
Le lendemain, à l’heure dite, il recule le camion dans notre rue, lève le pont, renverse les mil kilos de bûches sur le pavé.
-Tu crois qu’il va neiger Alexandre?
Il encaisse, s’en va. Le silence revenu, le voisin passe la tête par la porte cochère de sa maison:
-Hé!
-Oui.
-J’arrive, on va rentrer ça!
Il pose sa canne et pendant une heure porte mon bois.
Bar
Arrivé à Agrabuey. Vaste silence, le vallon ruisselle. Au bar, juché sur un échafaudage, je trouve le maire. Avec des plâtriers, il abaisse le plafond, cloisonne, lisse de l’enduit. Sentiment que les choses changent trop vite. Qu’elles changent précisément quand on arrive. Moi qui ait connu l’avant. Lequel ne reviendra pas. Ce qui, bien sûr, est une erreur d’interprétation. Il y a toujours un avant et un après. Ils se succèdent. Infiniment. Ainsi, chacun a la pouvoir de dire, quelque soit le moment de son constat, “autrefois, ici…”. Pourtant, comme je m’entretiens avec les autres villageois du chantier du bar, tous s’accordent pour dire: “Oui, dommage, ce bar, c’était bien, pourquoi changer?”.
Bien
Tout va bien. Quelle satisfaction de pouvoir le dire! Si bien que je me le répète, et cela depuis deux, même trois . Nuit acrobatique, torride, le matin voiture grosse et chaude, traversé la montagne en écoutant du hard-rock à pleins tubes, de retour à la maison, un feu épais, de la bière suisse au frigidaire, que demandez de plus?
Femme
Femme charmante dans le train, jupe et talons, cils arqués, sourire élégant.
-Je peux?
Elle retire son sac de marque, me prie de m’asseoir, se replonge dans la lecture d’un texte de loi.
-J’ai moi-même lu ce texte sur les armes hier, mais pas en entier, là vous étudiez la version complète!
-Je suis avocate.
-Je suis partisan le droit aux armes.
Elle soulève le texte de loi, apparaît le nom du lobby.
-Comme vous, j’en suis membre.
Alors elle m’apprend qu’elle est commandante d’une compagnie de chars, nous parlons munition, tactique, course à pied.
Jean
Jean, concentré, intelligent, fatigué. Visage sec, les yeux vifs. Nous prenons une bière à Genève. La discussion va à l’essentiel. Sentiment heureux : chaque moment de l’échange est profit. Dans la rue, derrière la vitre, passent les trams chargés des travailleurs du soir. Instantanés de l’esclavage. Sur le trottoir se hâtent des piétons venus des quatre coins de la planète. Vision épouvantable. De dépossession. Fin de la culture, fin du savoir-vivre, début de l’assemblage technique, début de la massification. Je me raccroche à la conversation. Elle est passionnante car précise; lectures, théories, citations. Jean explique le rapport entre l’extrême-droite brésilienne, l’évangélisme et le sionisme loubavitch. Les images de la ville s’effacent.
-Moi, dit Jean, je ne supporte plus.
Il vit dans la montagne, retiré, il tutoie le silence.
-D’ailleurs ici, même dans l’appartement, ce n’est plus possible. Un nouveau locataire à emménagé à l’étage. Il a installé une lessiveuse. L’a enclenchée. Est sorti. Le lendemain, tout l’immeuble était inondé. Six mois de travaux. Maintenant, il a deux gosses. La famille hurle. Il y aurait la solution de fixer un haut-parleur sous son plancher, de passer du Schönberg.
-Ou le poème électronique de Varèse.
-Ou de monter avec un flingue.
Baccalauréat 2
Un bus de banlieue à Genève. Il pleut. J’ai rendez-vous. Sept heures, à peine, il fait nuit, déjà. Jamais je ne prends le bus. J’ose dire: cela fait trente cinq ans que je ne suis pas monté dans un bus en Suisse (exception: la ligne 10 pour l’aéroport, à l’aube, chargé de valises). Seulement j’arrive de Lausanne, de la cérémonie du baccalauréat, je n’ai pas le temps de marcher, je suis en retard. Et une fille accompagné d’un garçon de dix ans, assise sur le côté soudain fait : “Alexandre?“
Encore agacé par ce cirque d’adultes, je rétorque :
-Je ne te connais pas.
-Mais si, si…
-Tu nous avais aidé à squatter! Après avoir cassé les portes, tu t’étais hissé sur le toit de la maison pour planter le drapeau.
-Tiens, tiens! Où ça?
-Rue des Photographes.
Et en effet, peu à peu.
-Tu m’avais aussi aidé à traduire.
-De quel langue?
-De français en français. Un texte incompréhensible, de l’Ecole de Francfort.
-Adorno, Horkeimer… Oui, j’aime bien.
Baccalauréat
Remise des diplômes du baccalauréat ridicule, pathétique. Mais il s’agit de mon fils. Que je sache, bachelier je n’ai jamais eu droit — je m’en réjouis — à aucune cérémonie. Aujourd’hui le spectacle prime. Puis c’est une école privée, on rend la monnaie de la pièce. Nous voici serrés dans une sale jaune avec d’autres parents. Olofso insiste pour placer Aplo entre nous. J’obtempère. Attendu à Genève, je manque de temps. Un programme papier circule. Trois pages. Elles annoncent un discours, des témoignages d’élèves, un autre discours, des intermèdes musicaux, un sketch et un tour de magie. Affolant! A quel moment la remise du diplôme? En milieu de séance, après les Maturités. Il faudra tenir. Cependant Aplo me désigne une dame longue aux cheveux maigres, sa professeur de philosophie. Je salue. Elle répond distraitement, prend place une rangée devant nous, sort une liasse de feuilles. Par dessus son épaule, je lis: des phrases décousues, semées de points, qui dansent. Et un mot qui revient, “Sartre”. Réflexion: “pauvre enseignants, à corriger des devoirs aussi médiocres!”. La directrice s’avance. Elle parle. Dans sa barbe. Mal. Comment dire? Tronque ses phrases, change de rythme, hésite. Arrive un collègue. Il se présente, professeur de physique et de chimie. Il nous raconte ses difficultés, s’emmêle, précise “c’est qu’est-ce que je veux dire”, cumule les fautes de français, s’excuse, rebondit, passe la parole au chef d’établissement. Celui-là remonte le niveau, parle juste et bien, tel une administrateur. S’avancent les musiciens. Un gamine, un guitariste. L’homme à la guitare donne le titre de l’oeuvre. Explique ce titre. Demande si nous reconnaissons la langue. Commente, “c’est une langue d’époque”, si je comprends bien de l’anglais médiéval. Après quoi, série de fausses notes. La honte me gagne. Comment fuir? Je sais. Mentalement, je refais les calculs de mon devis pour installation du réseau électronique dans les dix-sept bâtiments de l’hôpital de Genève, avec la TVA, la rémunération des ouvriers et le bénéfice pour l’entreprise. Exercice salutaire, je n’entends plus, ne vois plus. Lorsque la flûte se tait, la philosophe s’avance et occupe la scène. Elle coiffe une casquette de rappeur, ses feuillets à la main, elle pastiche un élève décontenancé par cette matière nouvelle qui décline les mots “essence”, “néant”, “être”. Mon devis mental achevé, je n’ai plus de recours. Je transpire. Je souffre. Comment peut-on? Cette équipe de bras-cassés, à mille lieues de toute discipline, qui exalte les vertus du travail! C’est l’hôpital qui se moque de la charité! Vite, un autre devis! Que j’échappe à ces grands immatures qui — paraît-il — donnent des leçons à des candidats au bac. Parmi lesquels mon fils. Qui a obtenu son passage. Qu’on appelle. Il se lève. Les parents applaudissent. Je me joins à eux. Aplo traverse la salle. Droit, sérieux. Beau jeune homme. Les mains dans les poches (dommage). Il reçoit son diplôme, serre la main du directeur et du chef, pose pour la photo, lance“j’aimerais remercier mes parents et (ici, le nom d’une professeur). Voilà qui est touchant! Bien, je peux partir. Olofso comprend. D’ailleurs, je lui rappelle: “la licence de philosophie, au Petit palais, tu te souviens ? Tu m’attendais dehors. Je suis entré et ressorti. Sept minutes. Puis nous sommes allés boire et fêter.”