Mois : juin 2018

De l’Etat

Les édi­teurs d’E­tat, ceux dont l’essen­tiel des revenus provi­en­nent des caiss­es de l’E­tat, et que je sache ce sont tous les édi­teurs suiss­es, créent par leurs choix lit­téraires des écrivains d’E­tat; ensem­ble, ils par­ticipent à ce con­formisme nor­matif qui per­met à l’E­tat d’en­tretenir devant soi une fausse critique.

Pedro

La sta­tion debout a coûté à l’homme plusieurs mil­liers d’an­née d’ef­forts. Elle demeure un exer­ci­ce exigeant. Par exem­ple, lorsque Pedro Sanchez, le nou­veau pre­mier min­istre social­iste, a prêté à ser­ment début mai au palais de la Zarzuela devant le roi Philippe VI, il oscil­lait dangereusement.

Voyage 5

Cañav­eras, près de Cuen­ca, après 151 kilo­mètres. Ma pre­mière pen­sée, “il y aura une sta­tion-ser­vice”. C’est le cas. J’ou­vre le frig­ori­fique, en tire un Coca-cola, le boit sur le bord de la route. Il y a aus­si un bar, une ser­vice de pom­pes funèbres et un sec­ond bar, ce dernier très peu castil­lan, en retrait, jaune canari, précédé d’un mât sur lequel sont peints un couteau-fourchette et le “H” de Hôtel. La dame qui me reçoit, une Roumaine, décroche le télé­phone:
- Enrique va venir.
En effet, voici mon homme. Je demande une cham­bre. Moment cri­tique. S’il n’y en a pas, je suis bon pour rouler cinquante kilo­mètres de plus — le cal­vaire. Sa réponse est ambiguë:
-Je ne fais plus hôtel, mais j’ai une cham­bre.
Nous descen­dons d’un étage. Pour com­pren­dre, il faut que j’ex­plique que le bar donne sur la route, laque­lle passe sur une hau­teur de sorte que le reste du bâti­ment est en fon­da­tions et ouvre sur les champs.
Un couloir, dix cham­bres:
-Prenez celle que vous voudrez! En revanche, le temps que l’eau chauffe…
-Aucune impor­tance!
Je tends quinze euros à Enrique, lave mes habits, prends une douche froide, remonte au bar, boit des litres de bière, com­mande des pâtes aux Roumains. Au comp­toir, se tient la folle du vil­lage. Les yeux en boules, elles roule ses cheveux, émet des bruits d’an­i­maux. Quand je la regarde, elle se détourne. Elle entre et sort. Elle fume. Com­mande un verre d’eau.
-Qu’est-ce que c’est? Demande la Roumaine.
-Un verre d’eau s’il vous plaît!
-Un verre de quoi? Insiste la Roumaine pour mon­tr­er à la folle que rien n’est acquis. Puis elle lui apporte son verre d’eau.
A vingt-et-une heure — il fait grand jour — je descends, je me couche. Des meubles sont déplacés au-dessus de ma tête. Traînés au sol serait plus juste. Pre­mier réflexe: cela ne va pas dur­er. Je me trompe. Quart d’heure, demi-heure, et ça con­tin­ue. Je me suis déjà endor­mi et réveil­lé plusieurs fois. Main­tenant, il fait nuit. Je retire mes tam­pons auric­u­laires. Le calme est revenu. Je vais plonger dans le som­meil quand le bâti­ment trem­ble. Il est en béton, pas isolé et trente voitures déchar­gent leurs pas­sagers qui se hâtent vers le restau­rant, une fête com­mence. Je ramasse mes draps et cou­ver­tures, je longe le couloir. Pour les cham­bres, j’ai le choix. Je prends la plus reculée (toutes ne sont pas ouvertes). Les éclats de voix et les rires me parvi­en­nent tou­jours, mais assour­dis. Au milieu de la nuit, quelqu’un dans le couloir. Ce que je red­outais: les mangeurs vont descen­dre, tous ont réservés, tous vont dormir à l’hô­tel. Un bruit de ser­rure puis plus rien. Je m’en­dors. Le matin, je trou­ve la porte de la cham­bre fer­mée de l’ex­térieur. Pas grave, je vais sor­tir par la fenêtre. Elle a des bar­reaux. Je tape con­tre la porte. Encore. Je soulève une chaise, grimpe sur le lit, cogne le pla­fond. A la fin, je hurle. Com­ment est-ce pos­si­ble? Si j’ai enten­du la fête, les Roumains doivent m’en­ten­dre! Au bout de vingt min­utes l’homme passe la tête entre les bar­reaux:
-Com­ment enfer­mé?
-Je n’ai pas la clef.
-Pas la clef ?
-Clef, clef, pas.
Nous par­lons en Espag­nol, mais c’est du Roumain, bref, le type ne com­prend rien.
-Votre cham­bre?
-Non.
Com­ment lui expli­quer que je me suis déplacé.
Quand il me libère, il m’ex­plique:
-Enrique, lui fou, je croire ça lui. Alors moi pas ouvrir.

Entretien

Ces enfants que leurs par­ents, faut d’en avoir conçu plusieurs, passent leur journées à faire jouer.

Voyage 4

Moli­na de Aragón est une ville curieuse. Venu des forêts à tra­vers une route brumeuse, je venais d’es­suy­er une série d’a­vers­es. Pédalant, je souf­flais dans mes mains. Sur une sec­tion droite et large qui évo­quait le sud de la Laponie, un chauf­feur de camion me klax­on­na. Il salu­ait du fond de sa cab­ine, con­tent de son sort. Dans un hameau, tan­dis que redou­blait la pluie, je trou­vais à l’en­trée d’un bar une dame accroupie devant son café, pian­o­tant sur son télé­phone. “Le seul endroit où j’ai du réseau”, me dit-elle. Elle me par­la de son fils qui avait par­cou­ru la Chine à vélo — à mon tour d’être con­tent: les soupes de pates tièdes de Xia­men et Zhangzhou à l’é­tape, non mer­ci. Donc Moli­na. Qui con­traire­ment à ce que dit son nom se trou­ve dans la province de Guadala­jara. Un château mau­resque de qua­tre tours tient la colline. J’aperçois la ville, je descend; au con­tour elle dis­paraît. Arrivé dans la plaine, j’en cherche l’en­trée. Affaire de route: nou­velle et donc tran­si­toire. Là n’est pas la curiosité. Passé les blocs d’habi­ta­tion en briques rouges que l’Es­pagne mon­tre aux abor­ds des aggloméra­tions, la ville se divise en deux. A droite ce qu’elle était, à gauche ce qu’elle est. Pour le dire autrement, la ville his­torique d’un côté, les quartiers neufs de l’autre. Or, dans ces rues dal­lées, étroites, sin­ueuses qui mènent de porche en porche, défi­lent sur des places, aboutis­sent et tour­nent autour de la cathé­drale, il n’y a plus d’habi­tant. C’est un décor fan­tôme. J’imag­ine que la vie va repren­dre, je roule  dans une rue, tra­verse une place, m’en­gage dans une autre rue. La ville est aban­don­née. Boulan­gerie, mer­cerie, bar, les enseignes ornent les devan­tures, les portes sont bouclées au cade­nas, les vit­rines blanchies à la chaux. Au loin, un gosse sur un tri­cy­cle. Au ralen­ti. En quelque sorte, je me trou­ve à la jonc­tion de la réal­ité et de la fic­tion: ces rues sont celles d’une ville désertée ou d’un stu­dio de ciné­ma. Mais voici la curiosité: les trois mille habi­tants ont démé­nagé une cen­taine de mètres plus loin, dans ces bâti­ments alignés le long du Paseo Los Adarves, une prom­e­nade que pro­longe le río Gal­lo. Pour voir, j’en­jambe la riv­ière par le pont médié­val. Savoir par où l’on par­ti­ra le lende­main est encour­ageant. Mais la pluie redou­ble, je me réfugie dans un restau­rant. Pour cette fin d’é­tape, la plus courte, j’ai réservé le meilleur hôtel du voy­age, le Pala­cio de Moli­na, une seigneurie du XVI­Ième avec cour d’armes, man­geoires à chevaux et salle à manger ogi­vale. De même pour la cham­bre, en pier­res brutes, sol de terre vernie et lit à bal­daquin . Au mur des tableaux de chas­se. Je sors acheter des bis­cuits et de la bière, puis me fait indi­quer une ate­lier de cycles. Le mécani­cien opère dans une entrée cochère. Il fouille dans le stock pour dénich­er mon arti­cle quand je m’aperçois que j’ai fait erreur, je lui ai demandé quelque chose qui n’ex­iste pas, un pneu muni d’un trou pour la valve alors, que, bien sûr, j’en­tendais réclamer une cham­bre à air. Soulagé, il regar­ni ma guido­line, graisse  plateaux et pignons. Comme sou­vent en Espagne, il ne veut pas d’ar­gent. J’in­siste, laisse un pour­boire, retourne au Pala­cio. Plus tard, j’as­siste à une novil­la­da en com­pag­nie d’afi­ciona­dos qui com­mentent chaque passe. Enfin, je m’in­stalle au bar de l’hô­tel et ras­suré par les plateaux de fro­mage et de ser­ra­no que le serveur présente à une table de dames, com­mande un ham­burg­er que j’ar­rose de plusieurs litres de bière. Quelques min­utes plus tard, je plonge la pièce au bal­daquin dans le noir et m’en­dors. Je me réveille. L’odeur. Le cuir du bal­daquin! Le per­son­nel du Pala­cio a dû le cir­er. J’ou­vre la fenêtre. Il pleut. Je me ren­dors. D’épou­vanta­bles cauchemars me sec­ouent. Leur vio­lence est telle que, debout dans la pièce, je con­tin­ue de rêver. Avant d’aller à la con­clu­sion: cette cham­bre est han­tée. Quelqu’un a dû y mourir. Il se trou­ve là, enfer­mé, avec moi. Pas de quoi m’ef­fray­er, mais je voudrais dormir, non, je dois dormir. Quand je me res­sai­sis, je m’en remets à une hypothèse moins déli­rante. L’odeur. Je suis intox­iqué par l’odeur. J’al­lume pour voir l’odeur. Je monte sur le lit, pose mon nez sur le cuir. Il ne sent pas. Alors je com­prends. La graisse! Car je dors juste à côté de mon vélo. Je le déplace et fais le noir. Cela con­tin­ue. Des fig­ures menaçantes se jet­tent sur moi, me fend­ent à coups de hache, je m’ef­fon­dre, je coule, je saigne. C’est elle! La nour­ri­t­ure! Avar­iée! Faut-il être assez imbé­cile pour manger un ham­burg­er en Espagne? Noyé dans la bière et la fatigue, les chaud-froid de la journée et le noir , il y a de quoi con­vo­quer les spec­tres de Goya. Le lende­main, comme j’emprunte le pont sur le río Gal­lo, je vois que je ne me suis pas trompé; toute la mat­inée, en plus de lut­ter con­tre la pluie et les mon­tées, je lutte con­tre les nausées. 

Hollywood

Cette capac­ité infan­tile des Améri­cains à tout ramen­er à soi qu’a habile­ment exploitée Hol­ly­wood pour uni­ver­salis­er ses contenus.

Agrabuey

Retrou­vé Agrabuey ce soir. Après avoir atteint Mala­ga a vélo, j’ai pris l’avion pour Munich, puis je suis allé en voiture à Bran­nen­burg et Brecht­es­gaden, dans les Alpes bavarois­es. De là, dans le Tyrol autrichien. Par­ti hier de Berg Am Laim, le quarti­er haut de Munich, j’ai mis 26 heures pour rejoin­dre ma mai­son en Espagne avec comme moyens de trans­port, dans cet ordre: pieds, métro, avion, taxi, pied, bus, car, taxi et enfin, pieds. Reste à remon­ter le temps afin de con­sign­er les notes pris­es cette dernière quin­zaine sur des morceaux de papi­er, le iPad que j’emmenais ayant soudain per­du toute sen­si­bil­ité sous mes doigts et n’im­p­ri­mant plus mes lettres.

Voyage 3

Ce troisième jour, le rythme est trou­vé. Selon les dénivelés, je prends la route à 8 ou 9 heures puis roule une cen­taine de kilo­mètres, après quoi je mange un menu de trois plats accom­pa­g­nés de vin et de limon­ade. Je finis par un café et remonte aus­sitôt sur le vélo pour finir l’é­tape. Mais aujour­d’hui trois imprévus m’ont ralen­ti. La pluie d’abord. Espag­nole donc légère et sous forme d’a­vers­es, mais juste­ment, il faut s’ar­rêter, pass­er l’im­per­méable, puis quand le ciel se dégage remiser l’in­per­méable car pédaler cou­vert est suf­fo­quant. Ensuite, le comp­teur. Il est plus juste de dire ordi­na­teur, car il fait tout, il me donne même la posi­tion géo­graphique, mais vu la taille de l’écran des con­nais­sances kab­bal­is­tiques s’im­posent pour bien utilis­er cette fonc­tion, aus­si me suis-je trou­vé dans une impasse (la route s’in­ter­rompait dans un vil­lage d’alti­tude) obligé pour rejoin­dre l’it­inéraire de marcher cinq kilo­mètres sur un sen­tier caill­ou­teux, le long d’une riv­ière, en sabots chi­nois, le vélo sur le dos. Con­tre le soir, en vue de Calatayud, sec­onde erreur, je roule 16 kilo­mètres en trop. Une patrouille de la garde civile me ren­seigne. Comme je suis un type entêté, je ne fais qu’à moitié con­fi­ance. D’ailleurs ces mil­i­taires n’échap­pent pas à la règle: ils cherchent la solu­tion sur Google maps. Tout de même, je fais comme ils dis­ent, demi-tour puis la val­lée qui com­mence à Sabiñan où le directeur d’une entre­prise de pres­sage des olives me dit: “réjouis-toi, tu vas faire la plus belle route du monde!” Je m’en réjouirais si je n’avais pas déjà 130 kilo­mètres dans les jambes, mais vu la beauté du défilé dans lequel je m’en­gage, j’ai vite fait d’ou­bli­er: un spec­ta­cle de canyons, de prés fleuris; des ruis­seaux, une série de cols creusés dans la pierre et une anci­enne voie de chemin de fer sur ponts de bois. Bref, une nature prim­i­tive, légendaire, mag­ique. Laque­lle débouche sur les ram­blas de Calatayud, ville que j’ai décidé d’éviter suite à notre expéri­ence mal­heureuse de l’an dernier avec Gala (chef-lieu agri­cole drainant des pop­u­la­tions d’ou­vri­ers roumains et maro­cains). J’avise un vieil­lard, tout à fait local celui-là, un de ces Don quelque chose dont l’ac­tiv­ité prin­ci­pale ‑du moins au XXème siè­cle- con­sis­tait à faire des com­men­taires sur le monde et à dépenser ses rentes en sirotant du cognac, lequel avec beau­coup d’im­por­tance, alors que je suis affublé tel Froome dans l’as­cen­sion du Tour­malet:
-Ate­ca? Vous y allez en voiture ou à vélo?
Vingt kilo­mètres de plus, j’at­teins enfin le Bode­gon, un bar logé dans une cave du quarti­er des piscines d’Ate­ca (pop­u­la­tion, deux mille âmes les bons jours) où un gen­til et gros garçon sert à boire à des fer­miers qui par­lent tracteur. Il me monte dans un apparte­ment qui donne sur une cour où étudie un Mon­sieur (je le note car de voir des livres et une organ­i­sa­tion du tra­vail intel­lectuel dans un endroit pareil est sur­prenant, plus que cela, mys­térieux) puis me cuit des pâtes.

Voyage 2

A Gal­lur, ville d’a­bat­toirs avec Dmitri, Roumain de Cluj qui a tra­vail­lé quinze ans dans la région tuant jusqu’à mille agneaux par jour ce qu’il m’ex­plique dans un espag­nol rudi­men­taire. Pour me faire enten­dre, j’imite son sabir, par­lant si mal qu’au bout d’une dizaine de tournées de bières il nous reste juste assez de mots pour traiter trois sujets “Dmitri est venu faire soign­er son coeur”, “les gens de Gal­lur sont gen­tils, ici il n’y a pas de prob­lèmes”, “les Hon­grois sont beau­coup plus civil­isés que nous autres les Roumains.”

Voyage

La veille du départ, le som­meil est dif­fi­cile. Au lit, couché, puis en selle, pédalant six et huit heures d’af­filée. Un change­ment de rythme qui provoque l’anx­iété. Cette fois, il faut y ajouter l’in­cer­ti­tude. Je l’ai dit, je ne suis pas pré­paré. A sept heures, je suis debout. Peu après, je ferme la mai­son, charge le sac à dos, chaus­sures automa­tiques aux pieds pousse le vélo à tra­vers le vil­lage, dépose les poubelles. Agrabuey est con­stru­it dans un trou, der­rière deux mon­tagnes. Le voy­age com­mence par une ascen­sion. Je règle mon plateau à la descente et démarre, la chaîne casse. Au même moment sur­git le maire, lui aus­si à vélo. “Que se passe-t-il?”, “Cette m…!”. Il s’é­tonne: “tu as vrai­ment l’in­ten­tion d’aller à Mala­ga? Moi, je monte juste le col, ensuite il faut que je m’oc­cupe de mes filles”. J’aimerais bien le mon­ter ce col, j’ai réservé un hôtel à cent kilo­mètres d’i­ci! Au lieu de quoi je change de chaus­sures, jette le vélo dans le cof­fre et roule jusqu’à la ville. Quarti­er des casernes, deux­ième vague de jurons: le mag­a­sin de cycles à son rideau de fer tiré. Je con­sulte l’ho­raire. Du lun­di au ven­dre­di. Pas de men­tion du same­di. Puis je trou­ve un autre horaire, grif­fon­né sur une page blanche. Same­di, ouvert le matin. Ouf! Il est 9h30. En effet, une demi-heure plus tard, le mécani­cien arrive et rem­place la chaîne. Retour au vil­lage et face à la pente. Cette fois, je prends le départ. J’évite la nationale qui relie Pam­pelune à Saragosse et m’en­gage sur la route qui mène au monastère troglody­tique de San Juan de la Peña. Pul­sa­tions à 162. C’est l’én­erve­ment. Je pédale trop dur. Une heure plus tard, le rythme est trou­vé. Jamais plus sur les mil kilo­mètres, pas même dans les cols de Cor­doue, le coeur n’au­ra bat­tu aus­si vite. Signe sup­plé­men­taire de l’én­erve­ment des départs. Aux envi­rons de Triste, hameau juché sur un lac de bar­rage, je crève. N’ayant pas prévu de cham­bre de sec­ours, je répare. Plus tard, je mange un poulet et une pael­la. Dans la salle, une tablée de Français-Arabes en shorts et savates. Plus qu’ils ne par­lent, ils aboient. Je ne fais pas allu­sion au vol­ume (ici, les Espag­nols sont imbat­ta­bles), mais à cette élo­cu­tion sac­cadée, de type africain, dev­enue dans la nou­velle généra­tion signe de viril­ité. Vers 16 heures, après avoir tra­ver­sé des cam­pagnes désertes et sur­chauf­fées (une femme marche sur une route longue de dix kilo­mètres où on ne voit per­son­ne) et dépassé le fort de Loar­ré, j’at­teins mon hôtel à Boléa, j’en­tre par les cuisines, appelle, crains d’avoir abouti dans un lieu qui n’au­ra rien à manger et décou­vre un bar bondé et joyeux. Tout le vil­lage est là, chan­tant, buvant. Le garçon m’in­stalle à l’é­tage. La fenêtre donne sur la ter­rasse. N’au­rait-il pas quelque chose der­rière? Non, il n’y a qu’une cham­bre. Dans la rue, on m’of­fre à boire. Il y a Cristi­na qui éduque le chiot qu’elle vient de ramen­er de Huesca, Juan qui vend de matéri­aux isolants, le “mae­stro” ancien pro­fesseur des écoles enfan­tines dont la fille a émi­gré à Genève, mais aus­si le mon­gol du vil­lage, le bègue et un type de 120 kilos à la tête rasée qui porte sur la nuque une petite tresse de cheveux attachés d’un élas­tique. Tout ce monde m’ap­pelle Ale­jan­dro et con­tin­ue la fête comme je monte me couch­er (à défaut de dormir). Se suc­cè­dent ain­si les 40–50 ans, qui bien­tôt par­tent dîn­er et sont rem­placés par les ado­les­cents. A onze heures, quand ces derniers par­tent en dis­cothèque, les 40–50 ans revi­en­nent suiv­is des plus vieux lesquels, après la fer­me­ture, autour de deux heures, restent à par­ler dans la rue, ce qui donne: bon, ben je vais pas tarder… Attends, est-ce que tu savais que… ? Eh, Paco! Non, cette fois, j’y vais! Au fait, dis-moi… Et ain­si de suite… Mais le plus incroy­able: le matin, quand je descends vers huit heures, je retrou­ve le mêmes per­son­nages que la veille, et le mon­gol, et Cristi­na et le chien (qui pen­dant la nuit a appris son nom, Hulk).