Voyage

La veille du départ, le som­meil est dif­fi­cile. Au lit, couché, puis en selle, pédalant six et huit heures d’af­filée. Un change­ment de rythme qui provoque l’anx­iété. Cette fois, il faut y ajouter l’in­cer­ti­tude. Je l’ai dit, je ne suis pas pré­paré. A sept heures, je suis debout. Peu après, je ferme la mai­son, charge le sac à dos, chaus­sures automa­tiques aux pieds pousse le vélo à tra­vers le vil­lage, dépose les poubelles. Agrabuey est con­stru­it dans un trou, der­rière deux mon­tagnes. Le voy­age com­mence par une ascen­sion. Je règle mon plateau à la descente et démarre, la chaîne casse. Au même moment sur­git le maire, lui aus­si à vélo. “Que se passe-t-il?”, “Cette m…!”. Il s’é­tonne: “tu as vrai­ment l’in­ten­tion d’aller à Mala­ga? Moi, je monte juste le col, ensuite il faut que je m’oc­cupe de mes filles”. J’aimerais bien le mon­ter ce col, j’ai réservé un hôtel à cent kilo­mètres d’i­ci! Au lieu de quoi je change de chaus­sures, jette le vélo dans le cof­fre et roule jusqu’à la ville. Quarti­er des casernes, deux­ième vague de jurons: le mag­a­sin de cycles à son rideau de fer tiré. Je con­sulte l’ho­raire. Du lun­di au ven­dre­di. Pas de men­tion du same­di. Puis je trou­ve un autre horaire, grif­fon­né sur une page blanche. Same­di, ouvert le matin. Ouf! Il est 9h30. En effet, une demi-heure plus tard, le mécani­cien arrive et rem­place la chaîne. Retour au vil­lage et face à la pente. Cette fois, je prends le départ. J’évite la nationale qui relie Pam­pelune à Saragosse et m’en­gage sur la route qui mène au monastère troglody­tique de San Juan de la Peña. Pul­sa­tions à 162. C’est l’én­erve­ment. Je pédale trop dur. Une heure plus tard, le rythme est trou­vé. Jamais plus sur les mil kilo­mètres, pas même dans les cols de Cor­doue, le coeur n’au­ra bat­tu aus­si vite. Signe sup­plé­men­taire de l’én­erve­ment des départs. Aux envi­rons de Triste, hameau juché sur un lac de bar­rage, je crève. N’ayant pas prévu de cham­bre de sec­ours, je répare. Plus tard, je mange un poulet et une pael­la. Dans la salle, une tablée de Français-Arabes en shorts et savates. Plus qu’ils ne par­lent, ils aboient. Je ne fais pas allu­sion au vol­ume (ici, les Espag­nols sont imbat­ta­bles), mais à cette élo­cu­tion sac­cadée, de type africain, dev­enue dans la nou­velle généra­tion signe de viril­ité. Vers 16 heures, après avoir tra­ver­sé des cam­pagnes désertes et sur­chauf­fées (une femme marche sur une route longue de dix kilo­mètres où on ne voit per­son­ne) et dépassé le fort de Loar­ré, j’at­teins mon hôtel à Boléa, j’en­tre par les cuisines, appelle, crains d’avoir abouti dans un lieu qui n’au­ra rien à manger et décou­vre un bar bondé et joyeux. Tout le vil­lage est là, chan­tant, buvant. Le garçon m’in­stalle à l’é­tage. La fenêtre donne sur la ter­rasse. N’au­rait-il pas quelque chose der­rière? Non, il n’y a qu’une cham­bre. Dans la rue, on m’of­fre à boire. Il y a Cristi­na qui éduque le chiot qu’elle vient de ramen­er de Huesca, Juan qui vend de matéri­aux isolants, le “mae­stro” ancien pro­fesseur des écoles enfan­tines dont la fille a émi­gré à Genève, mais aus­si le mon­gol du vil­lage, le bègue et un type de 120 kilos à la tête rasée qui porte sur la nuque une petite tresse de cheveux attachés d’un élas­tique. Tout ce monde m’ap­pelle Ale­jan­dro et con­tin­ue la fête comme je monte me couch­er (à défaut de dormir). Se suc­cè­dent ain­si les 40–50 ans, qui bien­tôt par­tent dîn­er et sont rem­placés par les ado­les­cents. A onze heures, quand ces derniers par­tent en dis­cothèque, les 40–50 ans revi­en­nent suiv­is des plus vieux lesquels, après la fer­me­ture, autour de deux heures, restent à par­ler dans la rue, ce qui donne: bon, ben je vais pas tarder… Attends, est-ce que tu savais que… ? Eh, Paco! Non, cette fois, j’y vais! Au fait, dis-moi… Et ain­si de suite… Mais le plus incroy­able: le matin, quand je descends vers huit heures, je retrou­ve le mêmes per­son­nages que la veille, et le mon­gol, et Cristi­na et le chien (qui pen­dant la nuit a appris son nom, Hulk).