Voyage 4

Moli­na de Aragón est une ville curieuse. Venu des forêts à tra­vers une route brumeuse, je venais d’es­suy­er une série d’a­vers­es. Pédalant, je souf­flais dans mes mains. Sur une sec­tion droite et large qui évo­quait le sud de la Laponie, un chauf­feur de camion me klax­on­na. Il salu­ait du fond de sa cab­ine, con­tent de son sort. Dans un hameau, tan­dis que redou­blait la pluie, je trou­vais à l’en­trée d’un bar une dame accroupie devant son café, pian­o­tant sur son télé­phone. “Le seul endroit où j’ai du réseau”, me dit-elle. Elle me par­la de son fils qui avait par­cou­ru la Chine à vélo — à mon tour d’être con­tent: les soupes de pates tièdes de Xia­men et Zhangzhou à l’é­tape, non mer­ci. Donc Moli­na. Qui con­traire­ment à ce que dit son nom se trou­ve dans la province de Guadala­jara. Un château mau­resque de qua­tre tours tient la colline. J’aperçois la ville, je descend; au con­tour elle dis­paraît. Arrivé dans la plaine, j’en cherche l’en­trée. Affaire de route: nou­velle et donc tran­si­toire. Là n’est pas la curiosité. Passé les blocs d’habi­ta­tion en briques rouges que l’Es­pagne mon­tre aux abor­ds des aggloméra­tions, la ville se divise en deux. A droite ce qu’elle était, à gauche ce qu’elle est. Pour le dire autrement, la ville his­torique d’un côté, les quartiers neufs de l’autre. Or, dans ces rues dal­lées, étroites, sin­ueuses qui mènent de porche en porche, défi­lent sur des places, aboutis­sent et tour­nent autour de la cathé­drale, il n’y a plus d’habi­tant. C’est un décor fan­tôme. J’imag­ine que la vie va repren­dre, je roule  dans une rue, tra­verse une place, m’en­gage dans une autre rue. La ville est aban­don­née. Boulan­gerie, mer­cerie, bar, les enseignes ornent les devan­tures, les portes sont bouclées au cade­nas, les vit­rines blanchies à la chaux. Au loin, un gosse sur un tri­cy­cle. Au ralen­ti. En quelque sorte, je me trou­ve à la jonc­tion de la réal­ité et de la fic­tion: ces rues sont celles d’une ville désertée ou d’un stu­dio de ciné­ma. Mais voici la curiosité: les trois mille habi­tants ont démé­nagé une cen­taine de mètres plus loin, dans ces bâti­ments alignés le long du Paseo Los Adarves, une prom­e­nade que pro­longe le río Gal­lo. Pour voir, j’en­jambe la riv­ière par le pont médié­val. Savoir par où l’on par­ti­ra le lende­main est encour­ageant. Mais la pluie redou­ble, je me réfugie dans un restau­rant. Pour cette fin d’é­tape, la plus courte, j’ai réservé le meilleur hôtel du voy­age, le Pala­cio de Moli­na, une seigneurie du XVI­Ième avec cour d’armes, man­geoires à chevaux et salle à manger ogi­vale. De même pour la cham­bre, en pier­res brutes, sol de terre vernie et lit à bal­daquin . Au mur des tableaux de chas­se. Je sors acheter des bis­cuits et de la bière, puis me fait indi­quer une ate­lier de cycles. Le mécani­cien opère dans une entrée cochère. Il fouille dans le stock pour dénich­er mon arti­cle quand je m’aperçois que j’ai fait erreur, je lui ai demandé quelque chose qui n’ex­iste pas, un pneu muni d’un trou pour la valve alors, que, bien sûr, j’en­tendais réclamer une cham­bre à air. Soulagé, il regar­ni ma guido­line, graisse  plateaux et pignons. Comme sou­vent en Espagne, il ne veut pas d’ar­gent. J’in­siste, laisse un pour­boire, retourne au Pala­cio. Plus tard, j’as­siste à une novil­la­da en com­pag­nie d’afi­ciona­dos qui com­mentent chaque passe. Enfin, je m’in­stalle au bar de l’hô­tel et ras­suré par les plateaux de fro­mage et de ser­ra­no que le serveur présente à une table de dames, com­mande un ham­burg­er que j’ar­rose de plusieurs litres de bière. Quelques min­utes plus tard, je plonge la pièce au bal­daquin dans le noir et m’en­dors. Je me réveille. L’odeur. Le cuir du bal­daquin! Le per­son­nel du Pala­cio a dû le cir­er. J’ou­vre la fenêtre. Il pleut. Je me ren­dors. D’épou­vanta­bles cauchemars me sec­ouent. Leur vio­lence est telle que, debout dans la pièce, je con­tin­ue de rêver. Avant d’aller à la con­clu­sion: cette cham­bre est han­tée. Quelqu’un a dû y mourir. Il se trou­ve là, enfer­mé, avec moi. Pas de quoi m’ef­fray­er, mais je voudrais dormir, non, je dois dormir. Quand je me res­sai­sis, je m’en remets à une hypothèse moins déli­rante. L’odeur. Je suis intox­iqué par l’odeur. J’al­lume pour voir l’odeur. Je monte sur le lit, pose mon nez sur le cuir. Il ne sent pas. Alors je com­prends. La graisse! Car je dors juste à côté de mon vélo. Je le déplace et fais le noir. Cela con­tin­ue. Des fig­ures menaçantes se jet­tent sur moi, me fend­ent à coups de hache, je m’ef­fon­dre, je coule, je saigne. C’est elle! La nour­ri­t­ure! Avar­iée! Faut-il être assez imbé­cile pour manger un ham­burg­er en Espagne? Noyé dans la bière et la fatigue, les chaud-froid de la journée et le noir , il y a de quoi con­vo­quer les spec­tres de Goya. Le lende­main, comme j’emprunte le pont sur le río Gal­lo, je vois que je ne me suis pas trompé; toute la mat­inée, en plus de lut­ter con­tre la pluie et les mon­tées, je lutte con­tre les nausées.