Molina de Aragón est une ville curieuse. Venu des forêts à travers une route brumeuse, je venais d’essuyer une série d’averses. Pédalant, je soufflais dans mes mains. Sur une section droite et large qui évoquait le sud de la Laponie, un chauffeur de camion me klaxonna. Il saluait du fond de sa cabine, content de son sort. Dans un hameau, tandis que redoublait la pluie, je trouvais à l’entrée d’un bar une dame accroupie devant son café, pianotant sur son téléphone. “Le seul endroit où j’ai du réseau”, me dit-elle. Elle me parla de son fils qui avait parcouru la Chine à vélo — à mon tour d’être content: les soupes de pates tièdes de Xiamen et Zhangzhou à l’étape, non merci. Donc Molina. Qui contrairement à ce que dit son nom se trouve dans la province de Guadalajara. Un château mauresque de quatre tours tient la colline. J’aperçois la ville, je descend; au contour elle disparaît. Arrivé dans la plaine, j’en cherche l’entrée. Affaire de route: nouvelle et donc transitoire. Là n’est pas la curiosité. Passé les blocs d’habitation en briques rouges que l’Espagne montre aux abords des agglomérations, la ville se divise en deux. A droite ce qu’elle était, à gauche ce qu’elle est. Pour le dire autrement, la ville historique d’un côté, les quartiers neufs de l’autre. Or, dans ces rues dallées, étroites, sinueuses qui mènent de porche en porche, défilent sur des places, aboutissent et tournent autour de la cathédrale, il n’y a plus d’habitant. C’est un décor fantôme. J’imagine que la vie va reprendre, je roule dans une rue, traverse une place, m’engage dans une autre rue. La ville est abandonnée. Boulangerie, mercerie, bar, les enseignes ornent les devantures, les portes sont bouclées au cadenas, les vitrines blanchies à la chaux. Au loin, un gosse sur un tricycle. Au ralenti. En quelque sorte, je me trouve à la jonction de la réalité et de la fiction: ces rues sont celles d’une ville désertée ou d’un studio de cinéma. Mais voici la curiosité: les trois mille habitants ont déménagé une centaine de mètres plus loin, dans ces bâtiments alignés le long du Paseo Los Adarves, une promenade que prolonge le río Gallo. Pour voir, j’enjambe la rivière par le pont médiéval. Savoir par où l’on partira le lendemain est encourageant. Mais la pluie redouble, je me réfugie dans un restaurant. Pour cette fin d’étape, la plus courte, j’ai réservé le meilleur hôtel du voyage, le Palacio de Molina, une seigneurie du XVIIème avec cour d’armes, mangeoires à chevaux et salle à manger ogivale. De même pour la chambre, en pierres brutes, sol de terre vernie et lit à baldaquin . Au mur des tableaux de chasse. Je sors acheter des biscuits et de la bière, puis me fait indiquer une atelier de cycles. Le mécanicien opère dans une entrée cochère. Il fouille dans le stock pour dénicher mon article quand je m’aperçois que j’ai fait erreur, je lui ai demandé quelque chose qui n’existe pas, un pneu muni d’un trou pour la valve alors, que, bien sûr, j’entendais réclamer une chambre à air. Soulagé, il regarni ma guidoline, graisse plateaux et pignons. Comme souvent en Espagne, il ne veut pas d’argent. J’insiste, laisse un pourboire, retourne au Palacio. Plus tard, j’assiste à une novillada en compagnie d’aficionados qui commentent chaque passe. Enfin, je m’installe au bar de l’hôtel et rassuré par les plateaux de fromage et de serrano que le serveur présente à une table de dames, commande un hamburger que j’arrose de plusieurs litres de bière. Quelques minutes plus tard, je plonge la pièce au baldaquin dans le noir et m’endors. Je me réveille. L’odeur. Le cuir du baldaquin! Le personnel du Palacio a dû le cirer. J’ouvre la fenêtre. Il pleut. Je me rendors. D’épouvantables cauchemars me secouent. Leur violence est telle que, debout dans la pièce, je continue de rêver. Avant d’aller à la conclusion: cette chambre est hantée. Quelqu’un a dû y mourir. Il se trouve là, enfermé, avec moi. Pas de quoi m’effrayer, mais je voudrais dormir, non, je dois dormir. Quand je me ressaisis, je m’en remets à une hypothèse moins délirante. L’odeur. Je suis intoxiqué par l’odeur. J’allume pour voir l’odeur. Je monte sur le lit, pose mon nez sur le cuir. Il ne sent pas. Alors je comprends. La graisse! Car je dors juste à côté de mon vélo. Je le déplace et fais le noir. Cela continue. Des figures menaçantes se jettent sur moi, me fendent à coups de hache, je m’effondre, je coule, je saigne. C’est elle! La nourriture! Avariée! Faut-il être assez imbécile pour manger un hamburger en Espagne? Noyé dans la bière et la fatigue, les chaud-froid de la journée et le noir , il y a de quoi convoquer les spectres de Goya. Le lendemain, comme j’emprunte le pont sur le río Gallo, je vois que je ne me suis pas trompé; toute la matinée, en plus de lutter contre la pluie et les montées, je lutte contre les nausées.