Chute. Pourquoi, je l’ignore. Heureusement, je ne roulais qu’à 25 kilomètres-heure. Premier réflexe, le vélo! Car dans la Manche à part des moulins, enfin, des éoliennes et des champs raisonnés, il n’y a pas grand chose. Les tas de nuages indiquent les toits de villes, mais toutes n’ont pas de marchand de cycle. Je me relève. Main tordue, en sang, épaule heurtée, douloureuse, cuissard déchiré — rien de plus. Si, maintenant que je roule je constate que le guidon s’est déplacé. Problème tout de même — j’écris cela quinze jours plus tard — le bras, l’épaule et la main sont toujours affaiblis, signe que la chute n’était pas si bénigne.
Mois : juin 2018
Voyage 7
Une erreur tout de même sur ce voyage, d’autant plus coupable que je sais: il ne faut jamais emprunter un axe principal. Cela dit, l’erreur n’était pas toute évitable. D’abord j’ai traversé trois fois l’Espagne d’Oviedo à Malaga avec Monfrère en roulant sur la nationale 630 et nous ne croisions, selon les provinces (en raison des dépenses folles du gouvernement, lequel, bénéficiant de la manne de l’Europe, a doublé la route d’une autoroute, puis l’autoroute d’Etat d’une autoroute privée), pas plus de dix voitures à l’heure; d’autre part, faisant étape à Puertollano et placé face à une série de cols, il n’y avait qu’un itinéraire de possible sauf à rebrousser chemin. Ainsi, je me suis engagé sur une nationale. Des voitures? Peu. Des camions? Oui, des camions, mais là encore, peu. Se référer à la Suisse ne donne pas la mesure: quand bien même l’Espagne approche désormais des cinquante millions d’habitants, plus de la moitié vit dans les villes, ce qui vaut à ce pays de demeurer en partie vide. En l’occurrence, là est le problème. La route était tracée à l’américaine, à travers un plateau de 60 kilomètres. Placé à son début, j’en apercevais pour ainsi dire le bout, au pied de la montagne. Et donc, réflexe naturel, surtout quand on a la route pour soi, les automobilistes montaient à 130, 140, 150 km/h. Lorsqu’on roule trois fois moins vite sur la bande côtière avec un vélo de huit kilos, l’effet d’aspiration est monstrueux. Mais plus que tout, c’est l’angoisse qui pèse. Elle pèse si bien qu’à la fin de l’étape, s’ajoutant à la fatigue ou plutôt, libérée de l’effort, elle m’empêcha de dormir la moitié de la nuit.
Voyage 6
Ce maudit tourisme! Eh, oui! Car les touristes, ce sont toujours les autres. Et quand on va à vélo, les autres, ce sont avant tout les automobilistes. Par exemple, j’atteins Almagro. Ce n’est ni New-York ni Lucerne, nous sommes d’accord. Mais pas non plus Ávila ou Antequera — on voit que je fais un effort pour trouver des lieux toujours moins connus. Almagro, ce n’est rien, c’est Almagro. J’y suis pour déjeuner et voilà que ça se complique. Hier, dans un village de dix habitants (je parle du ressenti, non de la statistique), une bonne femme installée depuis 77 ans dans son bar (compte tenu de la fondation par les parents, précisons), m’a servi un lièvre confit chassé par son homme avec des haricots du jardin, et aujourd’hui à Almagro, parce que la municipalité a décidé d’en faire une ville touristique, impossible de dénicher un restaurant! Pourquoi? Parce que les bars sont des “lounges”, des “snacks”, des “buffets” ou des restaurants “à la carte”! Il n’est que de voir ces affiches de Botero (le peintre le plus ridicule du siècle dernier) qui pavoisent les réverbères. Partout ce petit gros à moustaches à demi-indien affublé du melon colonial me dévisage tandis que je fais le tour d’Almagro pour trouver un menu. Pour finir, je dîne bien et cher, dans un restaurant joli et prétentieux, conçu pour faire de l’argent et repars aussitôt, de toutes mes forces, maudissant comme j’ai dit le “tourisme” (il faudrait revoir la définition) pour atteindre, dans un décor de western, soixante-trois kilomètres plus loin, une station-service où je sors un Coca-cola (toujours le même) de la glacière. Avisant le pompiste, je demande:
-Qu’y a‑t-il à Almagro?
-Almagro? Beuh… Ils ont ces façades blanches… Et un joli hôtel de ville… Bref, rien de spécial.
-C’est bien ce que je pensais! En tout cas, pour manger, c’est pas fameux! Dis-je encore énervé.
-Nous, nous avons le plus grand château d’Espagne, c’est juste là, à 16 kilomètres, le détour en vaut la peine.
Et le pompiste adolescent m’explique comment faire pour rejoindre ce château, puis dépité me voit partir dans la direction que je m’étais fixée, qui n’est pas celle du château.
1978
A Molina de Aragón, un café vétuste, plus exactement vieux et jamais retoqué, mais que je date sans hésiter, en raison du contenu, celui-ci correspondant précisément à l’année où, en Espagne, dans la région de Madrid, avec mes copains d’autrefois, je commençais de fréquenter les bars, savoir l’année 1978: tourniquets à cassettes offrant la musique de Bonney M., Calderon de la Barca et Gary Glitter, outres en peau de cochon et canifs de gitans, taureaux miniatures, affiches électorales de Fuerza Nueva et le patron, habillé comme à l’époque, gilet de laine sans manches sur la chemise à rayures, pantalon gris plissé, mocassins à pompons, allant sur ses quatre vingt ans. A la télévision passe une série sur l’hôpital. Sans jeu de mots: la vie de l’hôpital. Les patients confient leurs problèmes au docteur, dépression, cancer, jambe cassée, toux, puis le docteur, s’adressant directement au téléspectateur, répète son diagnostique, jugeant sur le ton de la confidence professionnelle des chances que le patient a de se tirer d’affaire.
Mal bâti
Pour des hiérarchies naturelles. Pas de statut ni de fixité. Pas de révérence contrainte. Révère qui veut, quand le mérite le révéré. S’établirait ainsi un groupe fluctuant et miroitant fondé sur un processus continu de reconnaissance des meilleurs, étant entendu que chacun a vocation a être, pour un temps, dans sa partie, le meilleur. Cela ne crée pas une société. Mais à quoi bon défendre ce qui, mal bâti, prétend l’être pour toujours.