Mois : janvier 2018

Têtes

Sor­ti du con­géla­teur pour les met­tre à bouil­lir en mar­mite trois têtes de cerfs avant de les dépecer au couteau, à la brosse, au cure-dent. Ce soir, ils reposent. Ils sèchent. La semaine prochaine, ils seront cloués pour servir de trophées. L’un des spéci­mens a des bois de plus d’un mètre et demi. La femme de D. l’a abat­tu à 250 mètres d’un coup dans la nuque.

La merde

Divis­er, sous-divis­er, prôn­er la lib­erté de cha­cun, selon ses désirs, prôn­er ain­si, au nom du bien-être que la société doit garan­tir à ses mem­bres, le con­traire de la société — mais qui fait cela? Qui? Car, tous — sauf, mécanique du piège oblig­eant, les pro­lé­taires multi­na­tionaux prélevés sur les stocks humains des pays de périphérie — nous sommes furieux, poussés dans nos retranche­ments, dégoûtés, parés pour l’in­cendie! Qui? Cela se fait. La belle affaire! Génie stratégique des lâch­es qui gou­ver­nent en gar­di­ens-experts nos grands zoos. Et les hommes hon­nêtes qui ne par­ticipent pas à cette ruade con­tre le peu­ple et le bon-sens fondent leur docil­ité sur le principe de l’é­pargne, ils se dis­ent (et j’avoue m’être dit, pen­dant quelques années, de même): “quoi, nous per­dri­ons main­tenant la récom­pense de nos efforts d’é­tude, de tra­vail, de con­sen­te­ment, nous per­dri­ons notre mise? Con­tin­uons encore un peu , juste un peu! Con­tin­uons jusqu’au retour sur investisse­ment!” Le poids de la merde est aug­men­té d’autant.

Sentier de berge

Par­ti marcher ce matin sur le ver­sant ouest du ruis­seau Cortinez. De nuit, la neige a vit­ri­fié les épineux. Sans le bâton de berg­er, les tail­lis eussent empêch­er mon pas­sage. Je me fau­fi­lais, je rete­nais les branch­es, je plaquais les touffes pour éviter que la ronce ne déchire ma veste. Les toits du vil­lage sont apparus; ils fumaient dans la combe. Auréolé de brume, le som­met des Blan­cas se détachait con­tre le ciel. Avec le réchauf­fe­ment, je com­mençais à avoir de peine à avancer, les plaques de glace cédaient, libérée, l’eau qui roule sous les sur­faces dévalait les pentes. J’al­lais rebrouss­er chemin, quand j’ai décou­vert une mai­son de pierre. En fait, moins une mai­son qu’une sorte de cabane, mais il y avait tout de même, à dis­tance, sous une bâche de plas­tique, une parabole. Je con­nais­sais les dernières con­struc­tions alignées sur le lit du Cortinez, à l’en­droit où il rejoint le Lubierre, mais j’ig­no­rais qu’un auda­cieux avait poussé plus loin, qu’il avait même bâti un pont — j’ai voulu le rejoin­dre, mais le mur de pierre sèche de cette pro­priété de for­tune ouvrait sur un tel désor­dre de taille que j’ai renon­cé, je suis retourné à Agrabuey. Ce faisant, j’ai voulu chang­er de berge et j’ai trou­vé un trou d’eau par­fait, bleu glace, bien ali­men­té, où nous pour­rons, si le débit se main­tient, nous plonger avec les enfants cet été.

Classe d’école

Cog­ni­tivistes ou cap­i­tal­isme funèbre, je vitupère la sim­pli­fi­ca­tion lorsqu’il s’ag­it de porter haut l’homme en exhaus­sant les valeurs esthé­tiques et morales conçues en Occi­dent depuis la pre­mière crise de l’e­sprit, dans la Grèce anci­enne, mais en souligne volon­tiers la portée util­i­tariste à fin de com­pren­dre à tra­vers les métaphores, ici celle de la classe d’é­cole — expéri­ence prim­i­tive des enfants nés dans les sociétés de savoir–  l’évo­lu­tion naturelle des rap­ports poli­tiques: imag­i­nons une aug­men­ta­tion expo­nen­tielle du degré de con­nais­sance par­mi les vingt élèves d’une classe; que s’en­suit-il (elle a eu lieu en Europe en 1990)? Le sché­ma don­né pour fatal, celui qui autorise la main­mise du pro­fesseur, sou­vent sans capac­ités réelles, sur le corps des élèves, est amené à débat par ceux-ci et con­testé. Quelle meilleure riposte que d’im­porter dans les rangs des élé­ments prim­i­tifs dont la bêtise, immé­di­ate­ment dénon­cée par les condis­ci­ples et con­sid­érée par les nou­veaux-venus comme une provo­ca­tion, ajoutera à leur état minable une colère de voy­ous? Les rix­es suc­cè­dent aux invec­tives, la guerre aux rix­es. Les élèves du savoir se bat­tent pour garder le con­trôle de la classe et à la fin deman­dent l’aide de la direc­tion qui recon­firme le pro­fesseur à son poste.
-Amis de rai­son, quit­tons la classe! Elle ne peut plus rien pour nous!

Eugénisme

Le sens porté par le mot “tolérance” après per­ver­sion est celui d’une “adap­ta­tion infinie du corps aux con­di­tions du milieu” sous-enten­dues arti­fi­cielles. Dans sa phase actuelle, out­ran­cière, le cap­i­tal­isme promeut une vision médi­cale du citoyen résumé à l’essen­tiel, la fonc­tion vitale. Sous cou­vert de tolérance chré­ti­enne, c’est un eugénisme posi­tif qui est imposé. La sim­pli­fi­ca­tion de l’homme équiv­aut, selon le titre de Bernard Stiegler, à la sup­pres­sion méthodique de tout “Ce qui fait que la vie vaut d’être vécue”.

Poches

Gala fourre dans ma poche toutes sortes de choses volées que je retrou­ve des mois plus tard, inopiné­ment, avec un sen­ti­ment de honte.

Barbastro

Jours heureux avec Gala dans la petite ville de Bar­bas­tro. Elle ne voulait pas rouler, pas se ren­dre à Agrabuey (qu’elle jugeait trop éloigné de Barcelone), surtout, dis­ait-elle, s’il faut ensuite descen­dre en Andalousie (ce dont j’avais par­lé, mais pour moi, sans songer qu’elle pour­rait être du voy­age). Je fis val­oir que de Barcelone, nous iri­ons où elle voulait à con­di­tion que ce soit en Espagne. Nous voici donc roulant vers le Nord. Léri­da? C’est tou­jours la Cat­a­logne. Donc je quitte l’au­toroute. Une demi-heure plus tard, nous sommes à Fra­ga. Une ville-trou bor­dée d’usines (céréales et park­ing à tracteurs me dit le maire la semaine suiv­ante) et pas­sant le pont, le pan­neau annonçant la mosquée avec, sur les trot­toirs, les para­chutés du tiers-monde que nous voyons au quo­ti­di­en en Suisse. J’ac­célère, fébrile sors la carte. Comme d’habi­tude, toute générale, sans compter que la région est à peu près aus­si touris­tique que Viège ou Schweiz­er­halle. Heureuse­ment, nous rep­lon­geons très vite en plein désert.
-Mais enfin, où veux-tu que nous allions? Et pourquoi pas Agrabuey, nous ne sommes plus qu’à deux cent kilo­mètres!
-Tu ne vas pas com­mencer?
-D’ac­cord, mais pourquoi?
-Mon médecin décon­seille l’alti­tude, surtout si ensuite on doit faire mille kilo­mètres pour aller en Andalousie.
-Mais on ne va pas…
-Je sais, mais il fal­lait dire avant, là, c’est trop tard, mon médecin croit que je vais à Agrabuey puis en Andalousie… aïe, aïe!
-Quoi?
-La route.
-Une cat­a­stro­phe! Mais tu t’at­tendais à quoi? On aurait dû rester saur l’au­toroute!
A perte de vue, canyons, roches rouges, châteaux en ruines et cochons.
Et de ce bon pas, mir­a­cle, nous arrivons à Bar­bas­tro, petite ville de vin rouge où je trou­ve une suite dans un hôtel du cen­tre. Une rue pavée nous mène aux bières, au restau­rant et nous ramène à la chambre.

Barcelone-Colorado

Après une semaine de cour­ri­ers et de dis­cus­sions houleuses, Gala décide de venir à Barcelone (qua­tre mois que je ne l’ai pas vue, six que je n’ai pas passez une nuit avec elle). Tan­dis que les enfants s’en­v­o­lent pour Genève, son avion atter­rit. Peu après, nous sommes dans ce qua­tre étoiles de la zone franche qui ressem­ble à une prison du Col­orado. Comme j’ai réservé une cham­bre stan­dard, il n’y a pas de frigidaire. Avant de par­tir en navette pour le ter­mi­nal, je veux met­tre à refroidir sur le bord de fenêtre mes litres de bière achetés en sta­tion-ser­vice. Mais l’ar­chi­tecte poli­tique a dû prévoir le coup, le bord se trou­ve deux mètres au-dessous de la fenêtre. Je renonce, puis voy­ant ma bière réchauf­fer, je m’ob­s­tine. Les pieds calés sous l’ar­ma­ture du lit que je rap­proche de la fenêtre, je m’ap­puie à hau­teur de cein­ture et me plie vers l’ex­térieur. Ain­si, ten­ant le bouteille par le bou­chon avec le pouce et l’in­dex, j’ar­rive juste à la dépos­er. Pour ce qui est de la récupér­er, mieux vaudrait ne pas avoir trop bu. De plus, l’au­toroute C31 passe con­tre la façade de l’hôtel.

Ski

Mon­tés à la sta­tion de ski avec les enfants, nous n’avons pas pu arrêter le moteur. Nous précé­daient dix voitures, peut-être vingt ou trente, nous suiv­aient la même quan­tité de voitures et ain­si, roulant les uns der­rière les autres dans la neige et au milieu des skieurs qui équipaient leurs enfants sur l’im­mense park­ing, nous cher­chions en vain une place que nous ne trou­vâmes pas reprenant bien­tôt le chemin du retour.

Rapt

Pour l’église catholique, je n’ai aucune sym­pa­thie, pour le représen­tant de com­merce qui lui tient lieu de pape encore moins, mais le rapt cal­culé de l’en­fant divin dans sa crèche le soir de Noël lors de la messe au Vat­i­can par une échevelée est grave. Les sym­bol­es n’ap­par­ti­en­nent pas à l’église, ils appar­ti­en­nent à l’hu­man­ité. Sachant que ce type de pan­tin idéologique mise sur le lax­isme de la jus­tice pour échap­per à la respon­s­abil­ité de ses actes, je suis par­ti­san de la plus grande rigueur légale. Amené à plaider la sanc­tion, je deman­derais une peine de longue durée, au motif qu’il faut dis­suad­er les épigones. Puis, dans l’in­térêt de la loi, sanc­tion­nerais les juges. Leur man­sué­tude d’homme sans valeurs méprise cette vérité, et c’est qu’il faut des siè­cles pour con­stituer le sacré.