Parfois le sentiment que la journée se termine sans que j’aie bien compris ce qui s’est passé. Je rejoins la chambre où je dormirai comme si j’étais poussé au sommeil. Dans cet état, je me dis que ces quelques heures ne suffiront pas. D’ailleurs, j’ignore comment je pourrais diriger doublement mon intelligence, chercher à comprendre ce qui s’est passé, me préparer à ce qui va se passer.
Mois : janvier 2018
Féaux
Ce Choc des civilisations est une idée aussi simple que manichéenne tout juste bonne pour les studios Wat Disney. Conçue autour d’une table d’officine par des agents de gouvernement, puis portée par un obscur professeur qui aura été payé pour en assumer la paternité. S’il y a lieu de rechercher les motifs d’un éventuelle confrontation à venir, c’est aux arrière-monde qu’il faut s’intéresser. L’orchestration religieuse de la foi est, au cours de l’histoire, le facteur principal des divisions; désormais remplacée par le progrès. Diffusé dans les sociétés archaïques sous l’effet de l’uniformisation électronique du monde, il renverse les vieilles idoles. Ainsi s’opposent ceux qui croient savoir et ceux qui savent ne pas savoir — on aura compris où est la science. Et c’est alors que le conflit amorcé devient dangereux. Car en Occident, du côté de la croyance niée et du progrès, parmi ceux qui en toute conscience “savent ne pas savoir”, un quarteron d’individus adorateurs de Mammon manipulent les croyants outragés. L’ambition est à peine déguisée: il ont le projet de réintroduire dans nos sociétés un mode de structuration féodal (où le féal est d’abord celui qui renonce à soi au profit du chef).
La Manche
Sorti du périphérique maudit car encombré que forme autour de Madrid la M‑50, je fonce à travers la Manche. Le dernier Deep Purple à l’écoute, une nouvelle Casio vert militaire au poignet (achetée la veille, après la canne), ma grosse, ma lourde voiture, ma voiture noire, américaine, bien en main, dans le soleil, heureux. A l’arrêt, le temps de boire un café solo, je croise un homme assis sur les marches d’escalier qui mènent du parking au restaurant. Il n’y a que lui, son chien et moi. Il roule une cigarette.
-C’est une Durango votre jeep?
Et il me donne tous les détails techniques du moteur, du châssis, de la carrosserie avant de préciser qu’il vivait en Californie. Où va-t-il? A Malaga. Je lui dis où j’habite. Nous sommes voisins. Cependant, je comprends qu’il n’est pas Espagnol. Son accent le trahit. Sud-américain, dirais-je. Plus étonnant, il a le physique de ce cycliste fou, mort sur les routes de Russie, que j’ai bien connu. Ce cycliste était Polonais et américain et fou; mais surtout, il avait les mêmes traits, pour faire vite, un visage vieillissant et beau à la Willem Dafoe.
Je démarre, fais signe, reprend l’autoroute. Deux heures passent. En Castille, il y a un restaurant tous les dix kilomètres, l’embarras du choix. L’esprit à l’économie (toute symbolique), j’évite ceux qu’il faut rejoindre par une route de service et donc j’en passe vingt, trente avant de me décider, car l’heure du repas a sonné, il est quinze heures. Je tombe sur un restaurant où je me suis arrêté en septembre dernier, caché entre un hôtel et une station-service, offrant un menu et une carte, une salle de qualité, des nappes blanches, un serveur distingué et des prix plus élevés que la normale pour de plats plus originaux que la normale (ce que confirme la présence d’hommes d’affaire de la région). Or, à peine ais-je commencé mon pâté d’asperges aux crevettes que passe devant les fenêtres de la salle le Californien. Je me lève de table pour le rejoindre dans la salle de café qui est mitoyenne et la trouve vide. A la serveuse, je dis de m’envoyer le Californien lorsqu’il sortira des toilettes. “Dites-lui qu’un ami l’attend”. Personne ne vient. Avant de commencer ma viande, je retourne côté café et le trouve accoudé au bar.
-Bien sûr, fait-il en riant, mais comment pouvais-je connaître qui ce soit dans cet endroit? J’ai dit à cette dame: je ne connais que deux personnes ici, moi et mon chien!“
Il s’installe à ma table et nous parlons. Alors, tout un lot de coïncidences confirment l’étonnant de la rencontre: il est traducteur, il connaît bien Genève, il habite un quartier de Madrid que je fréquente, il est mon voisin près de Malaga… et il vend des logiciels de visites guidées virtuelles qui, une heure plus tard, alors que je continue ma route au son du dernier Deep Purple, semblent correspondre à l’outil que je cherche pour une vente à faire à un client suisse.
Pèche
A Guadalajara, j’achète une canne à pèche. La vendeuse me fait l’article, bienheureux de constater que j’en sais aussi long qu’elle: j’ai lu mes catalogues avant d’entrer dans sa boutique. Mais bientôt nous dérivons. Elle me parle de Moosburg an der Isar, en Bavière, où elle a séjourné pour apprendre l’Allemand, nous regardons des images, je lui conseille Landsberg am Lech, puis nous revenons à Guadalajara et elle me prépare une visite complète de la ville, apprend que j’y suis venu un été avec Gala, que je connais au moins les rues anciennes, le parc de la Concorde et le palais de l’Infantado, soit, “mais la Concatédral et le mausolée?” Sauf qu’il est dix-huit heures, je viens de rouler six cent kilomètres et il va faire nuit. Elle m’accompagne sur le trottoir, montre les directions, me ramène dans le magasin, sort des couteaux à poisson, demande quand je reviendrai (en févier, prendre la canne à pèche avant de monter dans les Pyrénées), et promet de m’appeler au plus vite, en fait dès qu’elle aura parlé avec son père, pour répondre à mes questions sur les arbalètes. Mais, étrange phénomène, à peine arrivé au bas de l’avenue où se tient sa boutique, heureux de cette rencontre, encore gâté par le sourire naturel de cette fille, je cherche son visage et ne le trouve pas. De retour à l’hôtel, de même. Et le lendemain encore. Si je venais à la croiser dans la rue, me dis-je perplexe, je ne la reconnaîtrais pas.
Santa-María
Pour la huitième fois depuis le printemps, je roule à travers l’Espagne des Pyrénées à la mer andalouse, et chaque fois je suis stupéfait par la beauté du paysage. Sur les plateaux d’Aragon, aux environs de Santa-María del Huerto, une cape de neige couvre la terre rouge, enfoncées dans les canyons, les villes troglodytes sont pleines de ciel et de soleil. Les déserts succédant aux déserts, ce spectacle a duré toute la matinée. Dans les pays étroits et courts, la Nouvelle-Zélande, la Suisse, aussitôt manifesté le paysage se dérobe. Il n’y a pas le temps de la contemplation. L’œil doit saisir au vol, le plaisir tient au souvenir. Alors que face à cette immensité, l’esprit prend ses aises, il entre en médiation. Si bien que l’on finit par s’inquiéter. Qu’y a‑t-il derrière les canyons, les champs, les gouffres et les canyons? La route les donne à voir, mais une fois la route supprimée? Sur les versants cassés des collines, des chemins apparaissent, mais leurs pentes sont impossibles, on les devine tracés par des paysans pour l’usage des champs. Peut-être même ne sont ils plus empruntés. Des voies antiques, délaissées après que les voitures ont remplacé les mules. Alors, ces chemins finis, que trouve-t-on? Justement, on ne sait pas. Derrière, à cent kilomètres, ce sont d’autres déserts, ceux de Teruel, avec ses villages au ras de la terre qui ne tiennent que par les clochers. Mais entre deux? Des matières brutes. S’il y avait des installations humaines, elles ne sont plus vivantes: quel Espagnol irait aujourd’hui à pied? A l’étape, j’écris à Monfrère. Qui répond: lors de ma traversée à la course à pied de l’Aragon (quatre marathons enchaînés), c’est aussi Santa-María del Huerto que j’ai retenu comme futur point de départ.
César
De Paris, Mamère m’envoie la photographie d’une “expansion” de César. La plupart des gens ignorent aujourd’hui qui étaient les Nouveaux Réalistes constitués en mouvement par Martial Raysse dont César était l’une des vedettes: il compressait (des voitures), répandait (du polyuréthane), autant dire qu’il ne faisait rien. Il prétendait avoir des idées, en avait peut-être, et dorait son blason. A notre époque, si proche pourtant, le programme de ces grands défricheurs que j’admirais sans mesure à mes dix-sept ans prend un relief nouveau, et triste. J’aimerais dire à Mamère que de telles entreprises, aujourd’hui valorisées et comptabilisées au nom du progrès des régimes esthétiques, condamnent d’abord la facilité, ce principe de mise à sac de l’héritage, ce que Duchamp avait compris, génie entre tous, qui exposant le pissoir de R. Mutt nous avertissait, “sus à la facilité!”.