L’Europe est fatiguée, chacun le sait et peut en outre le constater: de Bucarest à Madrid, personne pour déplacer une chaise ne la soulève plus, il la traîne.
Mois : octobre 2017
Idéologie 3
“Dommage, me dit cet ami, que la censure revienne.” Dommage? “Dommage”, est insuffisant. Quand il y a censure, il y a Vérité. Fausse vérité. Et ceux qui l’administrent s’arrogent un pouvoir sur la discussion, donc sur le liberté ce qui vaut hypothèque sur l’homme. Se contenter de ce “dommage!” est plus que de la résignation, une sorte de fatalité complice. L’histoire l’a montré. Elle aboutit toujours à la mort érigée en système politique.
Hallucinations
“Alexandre, tu ne sais rien”, constatai-je hier, moins vexé que contrit, embêté, alors que j’arpentais ma chambre dans la demi-obscurité. Là-dessus, je me couche et toutes sortes d’hallucinations s’emparent de mon esprit, me valant de passer une nuit épouvantable, en examen, face à un comité d’experts dont certains titulaires d’enseignement à Normal sup’ devant qui j’avais à produire un exposé sur la nature des relations épistolaires à l’époque romantique en montrant l’ascendance romaine et grecque des manières de dire, cela avec des exemples pris dans la poésie, et tout le long de cette préparation de l’oral je maudissais mon ignorance des textes, des concepts et des dates.
Idéologie 2
Gérard Depardieu dans un entretien donné cette semaine dit, ne substance : quand je rentre en France, je me réfugie dans mon appartement avec mes livres, je ne sors pas; pourquoi voudrais-je voir ces Français qui sont tristes comme la mort. Je vais appeler cela le “syndrome de l’arrière-boutique”. Savoir ce qu’on a autour de soi, même si c’est peu, plutôt qu’être versé dans le grand chaudron multiculturel où toute qualité produit un infâme brouet — ce qu’il ne dit pas, car la presse, toujours plus théâtrale et fausse a beau prévenir, “l’acteur ne mâche pas ses mots”, c’est que vivre dans des rues transformées en supermarché qu’arpentent des imbéciles parachutés du tiers-monde dont le seul point commun est de savoir user d’une téléphone portable démoralise, désole et à terme anéantit tout bonne volonté. Le dialogue avec le passé relève des langues mortes, mais il y a au moins une langue.
Panama
Splendide fin de journée, la plage est lumineuse, la falaise rose de soleil. Je requinque mon pneu de vélo, prend l’ascenseur, me mets en selle, fais deux mètres, le pneu est dégonflé. Tant pis pour la balade en direction d’Almeria; j’en profite pour apporter le vélo à la révision. Là, je me rappelle à la bonne mémoire du mécanicien. “Je sais, me dit-il, c’est ce vélo avec lequel tu as voyagé”.
-Jusqu’en Syrie. Vingt-cinq ans sans une réparation.
-Epatant! Je vais te le briquer.
-Attention, pas question d’en faire un trophée, je l’utilise.
Il l’empoigne:
-Et par où es-tu passé pour aller jusqu’en…
-…Syrie.
J’énumère.
-Oui, me dit-il, donc tu as dû traversé ce fameux canal?
-Un canal? Le détroit de Corinthe, peut-être?
-Non, cet autre qui a déclenché tant de guerres, un axe marchand… le canal de Panama.
Maintenant, songeur, je marche sur le quai et j’écris — après avoir longtemps repoussé pour ne plus savoir ce qu’il convient de dire — le premier chapitre du livre consacré au voyage dans l’Est entrepris en septembre.
Idéologie
Ces jours, à travers le monde, la presse unanime titrait “la parole enfin libérée”. La parole des femmes s’entend. Sollicitées, celles-ci expliquent le comportement des hommes. Le comportement des hommes blancs, pour être exact et pas dans n’importe quel milieu, dans celui du pouvoir afin que cela serve de modèle au peuple. Cette parole est libérée en parfaite conformité avec la programme idéologique mondial qui commence d’imposer ce qu’il prône: la réduction de l’individu à l’unité économique asexuée.
L’écrivain romand
L’erreur de l’écrivain suisse-romand se nomme Paris. La main en visière il cherche là-bas ce qu’il est ici. Ce défaut de personnalité ne semble pas toucher les Alémaniques qui baissent les yeux, trouvent leurs pieds, les lèvent, voient le ciel, se trouvent petits et vont de l’avant, à la mesure du pays.
Mouche
Dans cette grande salle de restaurant de la campagne de Villarobledo où les camionneurs de la région viennent manger plane une mouche. Agaçante. De celles qui chassées reviennent. Deux buveurs se plaignent. Massifs et couperosés, ils avalent du vin blanc, ce qui en Espagne est rare. Des locaux pourtant. Ils appellent le garçon :
-Pépé, la mouche!
-Encore?
-Encore!
Pépé attrape un aérosol de gaz anti-moustique et pulvérise les deux clients. Cheveux, visage, ventres, tout y passe, et la table, les chaises. Il se recule et tourne autour, pulvérise de haut, secoue, donne un dernier coup. Quand il rebouche son aérosol, il s’est formé un nuage, épais, acide, suffocant, qui se déplace, gagne ma table et je vois que ce n’est nullement de l’eau citronnée ou autre vapeur écologique, mais le genre de saloperie qu’on ne répand que le nez bouché et le buste en arrière.
-Là, laisse nous ton truc ! Fait le plus gros des deux clients tandis que la mouche continue de planer.