Mois : juillet 2017
Petits profits
Les fils de l’ancien propriétaire ont emmené les tringles de rideaux et le heurtoir de la porte d’entrée. Effets secondaires du naufrage : les jeunes espagnols sans savoir ni travail voient passer sous leur nez l’héritage de leurs grands-parents — ils s’accrochent aux symboles.
Hôtel
Tandis qu’il pianote sur son ordinateur, j’observe le régisseur de l’hôtel. Malingre, tatoué et précieux. Il a le débit lent, pose les questions sans omettre une syllabe, prend son temps pour répondre. Plus étonnant, avant d’accéder à la demande, il raconte une anecdote. « Tenez, les clients précédents… ». Il me fixe et reprend le cours de l’anecdote. Cependant nous attendons devant le comptoir de réception, j’ai roulé trois cents kilomètres, ouvert et refermé la maison, j’aimerais gagner la chambre. Soudain, je reconnais ce type. C’est Ned. Celui qui joue le rôle du tenancier de motel dans The bag man, ce film policier avec Robert de Niro et John Cusak. Dans la fiction, il a les cheveux longs, il est crasseux et enfoncé dans une chaise roulante. Mais c’est bien lui. Il dit : « je-peux-vous-donner-une-chambre-à-trois-lits-au-quatrième-avec-vue-sur-la-citadelle-puisque-vous‑n’êtes-pas-des-Français-comment-est-ce-que-vous-comptez-me-régler ? » sur le ton d’un sadique qui annoncerait : « quand je vous aurai sodomisés je vous découperai en rondelles ». J’essaie de plaisanter. Il plaisante à son tour, mais ne rit pas. Cérémonieusement, il nous remet la carte de la 415. « Vous-prenez-cet-ascenseur-qui-vous-emmènera-tout-droit-là-où-vous-devez-allez-au-moins-avec-vous-on-peut-parler-espagnol ! ». Et tandis que la porte coulisse, il fait un signe de la main, à la façon d’un homosexuel qui envisage des réjouissances.
-Il est fou, dit Gala.
-Oui, mais il nous a donné une chambre.
Agrabuey
Pour la première fois dans ma maison de montagne. Je cherche le tableau électrique, j’allume. Elle a deux étages, une charpente de poutres, des murs de pierre, un jardin d’un arbre. Au-dessus l’église, devant des toits à cheminées rondes coiffées de cornes, de crânes et d’alouettes, autour des pentes couvertes de forêts. Un troupeau de moutons, une source. Hormis les trois meubles que j’ai achetés (une console, une armoire, une vaisselier), les propriétaires n’ont rien laissé. Il y a bien les lits de fer à tête cuivrée, mais pas de matelas. Gala pose sa valise, je monte les roues de mon vélo, nous dormons à l’hôtel.
Calatayud
En route pour l’Aragon et la Navarre, nous réservons dans une des ces auberges du siècle d’or telles qu’on les trouve dans El Criticón ou Don Quichotte : le patio planté de galets donne sur l’étable où les voyageurs remettaient leur monture au palefrenier, la salle à manger est au-dessus de la cave à vin et possède une cheminée où rôtir les bêtes entières, les dépendances et les chambres s’empilent jusqu’au toit qui dessine un carré de ciel. Sauf que l’auberge est construite au milieu d’un labyrinthe de rues, que les panneaux sens unique le disputent aux impasses et qu’il se tient un concert de rock de trois mille personnes sur le place d’Espagne. Des Roumains nous renseignent. La femme, puis elle et son mari, puis les cousins. Les explications qui durent ne sont pas faites pour rassurer ; d’ailleurs, il n’y en a pas.
-Essayer par ici, puis demandez à nouveau!
Au bout de vingt minutes, excédé, je prends la mesure de la situation. Soit nous repartons, mais alors je perds le prix de la réservation, soit j’abandonne la voiture et nous finissons à pied – mais comment abandonner une voiture qui bouche complètement la rue ? Alors, je remue les barrières de police et comme un cortège présidentiel, agitant la main par la fenêtre, nous traversons au milieu des trois mille personnes qui écoutent leur concert.
Albaícin
A Grenade, chez Jenaro, le vétérinaire et sa femme Vicrtoria. Le Carmen de quatre étages organisé autour d’un patio s’élève au sommet de l’ancien quartier arabe de l’Albaícin. Des ruelles d’une coudée, des murs à la chaux, les fontaines et les puits de l’ancien système d’approvisionnement médiéval et, depuis le toi, l’Alhambra et l’Alcazar. Nous buvons du thé fait avec des herbes poussées sur cette terrasse. En bas, un homme joue de la guitare, des groupes de Japonais et d’Américains défilent, les cloches sonnent. La chambre où nous dormons, bien que placée au deuxième étage, a en raison de la pente, sa fenêtre au niveau de la poitrine des passants.
Luminaires
Derrière le comptoir de l’électricien, un adolescent handicapé. Il compare des tubes néon pour un client en bleu de travail. J’en profite pour fouiller les étagères. Je trouve un spot individuel, lis son prix, le repose. Vient mon tour.
-Il me faudrait le rack de spots triple que tu as en vitrine et trois supports individuels dans le même style.
L’adolescent s’approche de l’étagère, soulève un carton.
-Oui, de ce type.
Il soulève d’autres cartons. Ils contiennent des spots différents. Un à un, il les ouvre. A la fin, il conclut :
-Je n’en ai qu’un.
-Et dans le stock ?
Il appelle au téléphone.
-Allô, maman…
Il répète : « il n’y en a qu’un. ».
En sortant, je jette un œil à la vitrine. Derrière le triple rack, j’aperçois deux boîtes individuelles. Avec celle de l’étagère, le compte y est. Je rentre dans la boutique.
-Tu as ce que je veux. Voilà comment tu vas faire…
J’explique. L’adolescent cherche la clef de la vitrine. Il attrape le téléphone.
-Attends ! Je vais aller acheter des avocats et des oranges pendant que tu appelles ta maman. Je reviens dans un quart d’heure.
De retour dans la boutique, je trouve mon matériel aligné sur le comptoir. L’adolescent cherche les ampoules. Il en essaie une, mauvais pas de vis, une autre, faible puissance.
-Regarde s’il y a du 6 watt !
-C’est que…
-Oui ?
-Elles sont plus chères.
Lorsque les ampoules sont sur le comptoir, il commence à additionner les prix.
-80,50 Euros, lui dis-je.
Il me dévisage.
-Je suis mauvais en mathématique, mais je sais compter.
-Le problème, c’est que je n’ai pas les clefs de la caisse.
-Et ta maman, elle revient quand ?
-Dans une demi-heure.
-Bon, je vais aller déposer mes oranges et je reviendrais à 13h30.
Lorsque je reviens à la boutique pour la troisième fois, pas de maman, la caisse fonctionne, mais il manque les vis. L’adolescent fixe l’étagère.
-Tu ne peux pas voir les vis, elles sont dans les cartons. Ceux que ta maman a utilisé pour présenter les luminaires.
Alors, il se met en devoir de trouver ces cartons.
Et à l’heure du repas, quand je dépose enfin mes luminaires dans le salon, le téléphone sonne, c’est l’installateur : il ne pourra pas venir.
Aplo 2
« Pourquoi si tôt ? », se plaint mon fils. Il est vrai qu’il dormait à poings fermés lorsque je l’ai habillé et l’ai muni de ses skis pour emprunter ce télésiège qui nous emporte à travers la nuit par-delà les montagnes. Je cherche une raison au sol et trouve au milieu de la piste, un homme qui marche et souffle un sac de pierres sur le dos.
-Tu vois, il ne faut jamais s’arrêter de gravir.
Aplo
Au mois d’août, mon fils aura dix-huit ans. Ces jours ont lieu ses premières excursions dans le monde adulte ; un concert en Suisse-allemande, un séjour à Lyon avec son amie, après quoi il nous rejoint à Munich avec Luv. Parce que les débuts sont demandeurs, émouvants, neufs, l’avenir le cède au passé et je pense à lui petit enfant. Ou alors, c’est que je ne le vois pas ces temps et des images anciennes comblent le manque. Cette nuit, il était dans le creux de ma main. Je faisais sauter et rouler. Bientôt, ce bonhomme en salopette s’écriait :
-Papa, pourquoi m’as-tu fait aussi petit ? Quand vais-je grandir ?
-Patience, lui disais-je, je fais de mon mieux !