La dispute est fondamentale. Echange d’informations entre deux ou plusieurs interlocuteurs, elle est motivée par la volonté de faire valoir un point de vue personnel selon le principe de la nécessaire relativité des points de vue. Le refus de la dispute implique donc le refus du relativisme comme de la dialectique. Dans nos sociétés postlibérales, le refus du relativisme aboutit, comme ce fut toujours le cas, à la réintroduction de la notion de vérité mais, cela est neuf, sous une forme paradoxale: le relativisme devient vérité absolue. Ce dogme qui suffit à nier l’utilité de la dialectique en tant qu’instrument de recherche intellectuel installe dans les consciences l’idée que ce qui est (la pensée de tel homme ou de tel autre homme) ne doit pas nuire à ce qui doit être (la gestion de tout homme par le principe économique — au sens le plus large de fonctionnement appareillé des unités vivantes). S’ensuit une censure générale de tout intervenant au débat qui prétend défendre à travers la dispute un point de vue original susceptible de revendiquer face à la nécessité économique une valeur alternative. Pratiquement, le contrôle de la pensée dans nos fausses démocraties s’appuie sur le refus de la dispute que font valoir les bienpensants. Il est facile de voir que dans ce rôle sont particulièrement cooptables les pseudo-intellectuels qui, à l’exemple de ce qui s’est produit dans les totalitarismes soviétique, asiatique ou national-socialiste, ont la capacité de penser dialectiquement mais pas la capacité de fabriquer à partir de cette dialectique une pensée propre. Au-delà du petit personnel de la pensée de révérence, il faut surtout redouter la génération qui entre ces années dans l’âge adulte, nourrie comme elle l’a été de contenus fabriqués par l’ingénierie sociale. Car la personnalité des membres de cette génération a été spécialement conçue afin de propager le dogme du relativisme absolu dans le but de réduire l’ensemble des unités vivantes à l’économie.
Dans la logique de cette prise de position, il faut souligner que toute opposition résolue à la demande de dispute dénonce la fausseté intellectuelle de celui qui la profère. Si cette opposition est moralement décourageante et parfois blessante, elle est aussi roborative en ce qu’elle nous fait prendre conscience de ce que nous n’avons pas encore basculé dans la négation de la pensée. A cet égard, le constat que Jean-Claude Michéa fait du régime appliqué aux transfuges du partis communiste à l’époque où ce parti comptait en France s’applique analogiquement à ce que vivent aujourd’hui les promoteurs d’un débat sur les valeurs: “Quitter le Parti [], ce n’était donc pas seulement négocier une rupture intellectuelle. C’était aussi s’engager dans un processus de rupture d’amitiés moralement et psychologiquement très éprouvant”. (Entretien à Radio libertaire)
Mois : juin 2017
Dogme
Liberté
Thierry Raboud fait l’éloge du Triptyque de la peur dans La liberté. Style impeccable et résumé efficace d’un livre qui se lit difficilement et se résume mal. Comme d’habitude — quand bien même celle-ci est récente — je suis un écrivain fribourgeois. Lisant avec satisfaction l’article, je me demandais comment le journaliste s’y prendrait s’il lui incombait la tâche de chroniquer, pour autant qu’il paraisse, le roman que je viens de terminer ; j’y présente Fribourg sous son aspect le plus sombre. N’en dire que du mal est je crois contraire à la déontologie. Resterait donc la possibilité de dire que je suis un écrivain genevois (quoique les représentant de cette Ville m’aient appris l’an dernier que je ne l’étais plus puisque j’avais déplacé mon domicile…)
Tuc
L’enfant vit un ensemble d’obstacles. Il étaient durs, bruns et verticaux. Il s’approcha. Tâtant l’un des spécimens, il le nomma Tuc. Il pénétra dans l’ensemble. Les autres lui apprirent qu’il s’agissait d’arbres. Un temps, il conserva le terme qu’il avait inventé puis se conforma, appelant arbres les Tucs. Parce qu’il pensait encore aux Tucs et les comparait parfois aux arbres, il prit conscience que cette chose qui se dressait devant lui n’était ni un arbre ni un Tuc, mais une chose. Il prit conscience que si la combinaison de ces choses formait ce que les autres appelaient une forêt et qu’à leurs yeux cet ensemble était nécessaire, lui était tenu de raisonner autrement: ce qui est, pensa-t-il, n’est peut-être pas le tout et ce tout n’est pas forcément ce qu’il est. Il s’étonna alors d’avoir spontanément nommé les autres, autres et d’avoir accepté qu’ils lui imposent de voir une arbre là où il s’agissait vraisemblablement d’un Tuc.
Vider le corps
En radicalisant la technique du flux de conscience, ou pour être exact en la considérant non plus comme une théorie esthétique qui permet d’obtenir des personnages ou du narrateur un simulacre de flux mais comme une pratique susceptible de libérer la parole du contrôle mental qui s’exerce au moment de la production littéraire, on devrait pouvoir écrire dix, vingt ou trente heures de suite, jusqu’à la limite de l’épuisement, et tirer ainsi du fonds de l’inconscient des séries de sens inédites. La première phrase n’a aucune importance. Elle sert à déclencher le flux, lequel ne commence à opérer (si cela marche), qu’au moment où l’esprit critique baisse la garde. Ensuite, le matériau devra être travaillé en ce sens qu’il faudra pratiquer des coupes sombres. Les parties conservées seront alors jointoyées, pour utiliser un terme de maçonnerie. Le but étant de vider le corps de son contenu de paroles et d’images.
Laci Jurlik 4
Ce matin, je l’envoie chercher du pain. Il interrompt mon explication, sors son GPS…
-Non, lui dis-je, viens sur le balcon, je vais te montrer la boulangerie!
Au moment de sortir, il désigne mes pantoufles:
-Je peux te les emprunter?
Je les retire, il les passe et appelle l’ascenseur .
-Attends… tu ne vas pas sortir comme ça?
Il porte un jean en loques, il va torse nu.
-Non?
-Non. C’est l’Espagne ici, les gens ne comprendraient pas.
Et Gala, de la cuisine, l’air d’expliquer :
-Il sont catholiques!
Laci Jurlik 3
Il raconte quelques épisodes de son voyage de cinq mil kilomètres qui s’achèvera demain à Algéciras où il prend le bateau pour Tangiers. Il a dû apercevoir mes drapeaux, et cherche peut-être à connaître mes opinions, car parmi les anecdotes qu’il raconte, il insiste sur celle-ci: “j’étais à Budapest et je n’avais rien à faire de l’après-midi. J’ai pensé que le mieux serait d’aller voir où se trouvaient les réfugiés. Personne ne me renseignait. Je voulais juste aider. Alors j’ai arrêté un type au hasard dans la rue. “Quoi! s’est-il écrié, mais pourquoi les réfugiés? Vous voulez voir un pauvre? Un Hongrois pauvre?” Ce type était un gitan. Il m’a conduit à la périphérie dans un bâtiment misérable. Sa femme cuisinait deux patates avec de l’oignon, ses enfants dormaient sur un vieux tapis. Je l’ai emmené au supermarché et lui ai dis: “voilà, achetez tout ce que vous voulez!”. Cela m’a coûté 100 Euros, mais après, je me suis senti bien pendant un mois.”