Un message: “les Espagnols chez qui je suis hébergé ont fait à manger mais ne m’ont rien offert. Evidemment, ils n’ont pas à le faire…” Un autre: “Ils ne m’ont pas encore adressé la parole”. Un troisième: “Pourrais-je venir chez toi?” Quand je rentre en soirée, je le trouve en conversation avec Gala. Il a installé son vélo électrique sur la terrasse, décroché ses sacoches rouges, mis les batteries à recharger. J’allume le feu, nous sortons acheter de la bière et de la viande. Au supermarché, il s’étonne: “comment ça, tes enfants sont à Genève?”. Puis cette question surprenante venant de quelqu’un que j’ai connu il y a moins de dix minutes: “pourquoi toi et ta femme vous êtes-vous séparés?” Qui obtient sa réponse: avant de quitter la Slovaquie pour aller travailler en Hollande, Laci vivait avec une belle-mère qu’il n’aime pas et qui, dit-il “ne rend pas mon père heureux”, quant à sa mère, elle s’est remariée trois fois et lui a fait neuf frères et sœurs.
Mois : juin 2017
Michéa
“A votre avis, et pour ne prendre qu’un seul exemple, pourquoi les banques ont-elles pris l’habitude de changer régulièrement votre conseiller personnel? Parce qu’elles savent parfaitement qu’un simple employé, avec le temps, risquerait de s’attacher à vous et de se comporter, dès lors, non plus comme un “commercial” qui doit à tout prix placer ses produits, mais comme un être humain réellement soucieux de vos problèmes quotidiens. C’est là, en somme, un hommage du vice libéral à la vertu des gens ordinaires []”, La double pensée, J‑C. Michéa.
Laci Jurlik
Un cycliste slovaque en route pour le Maroc me demande par internet si je peux l’héberger pour une nuit. Comme lui, je suis membre de couchsurfing, c’est d’ailleurs le site que j’ai utilisé pour trouver des hébergements gratuits à Détroit. J’accepte sa demande et lui demande son heure d’arrivée. Il répond qu’il a trouvé un hôte et me remercie. Ce matin, je pars à pied pour le village voisin où je dois acheter du chlore. En chemin, j’aperçois un cycliste vêtu d’un T‑shirt rouge montant un vélo harnaché de sacoches rouges. La photographie du Slovaque que j’ai vue la veille me revient en mémoire. J’ai sous les yeux la réplique fidèle de ce que j’ai vu sur internet. J’appelle: “Laci!”. C’est lui.
Sieste
Fascinante chronométrie du corps. Sans regarder à l’heure, je me couche pour la sieste. Quarante-huit minutes plus tard, je me réveille. Tous les jours, je vérifie le minutage sur une horloge digitale qui projette au plafond. Mais il y a mieux: je dors vingt-quatre minutes sur le côté droite et vingt-quatre sur le côté gauche. Le moment de se tourner ainsi que le moment de se relever se signalent par une hausse subite de la température du corps.
Electrototalitarisme
Monfrère m’envoie une facture des services d’autoroute italiens qui remonte à mai 2015. A cette date, j’aurai quitté l’autoroute sans payer le péage. Je vérifie; en effet, ce printemps-là je me suis rendu à Venise pour un entraînement de boxe ! Seulement — chacun vérifiera d’après son expérience — que veut dire quitter une autoroute sans payer le péage sinon qu’il n’y avait pas de péage?
Refaire
“Si c’était à refaire…” Ce qui a été fait ne peut être refait et ne peut donc être pensé (nous croyons disposer de l’objet du souvenir parce que nous le représentons, mais ce que nous représentons est un objet construit au présent). C’est au contraire ce qui a été fait qui constitue notre pensée et détermine l’avenir comme une chose à faire et qui ne pourra être faite de toutes les manières mais seulement d’une certaine manière. De sorte qu’il y a de moins en moins de jeu — ce qui n’implique pas qu’il y a de moins en moins de liberté. A cet égard, le titre du dernier livre d’André Gide est éclairant. Dans Ainsi soit-il et Les jeux sont faits, l’auteur prend la plume sans l’intention de rien dire de précis, se laissant aller à dire ce qui lui viendra.
Unités économiques
Content de retrouver en conclusion de l’exposé que Jean-François Billeter donne de son expérience philosophique dans Un Paradigme, la notion de personne, ici comprise comme puissance d’action, mais qui recoupe pour moi l’approche fervente d’une Emmanuel Mounier insistant lui aussi sur l’immanence et la nécessaire qualité humaine du devenir individuel. Puis je lis Bernard Stiegler qui cite ce passage effrayant d’André Leroi-Gouran: il y a lieu de penser que “la liberté de l’individu ne représente qu’une étape et que la domestication du temps et de l’espace entraîne l’assujettissement parfait de toutes les particules de l’organisme supra-individuel”.