Mois : juin 2017

Zombies

A minu­it, trois cent per­son­nes occu­pent la place Al-Andalus. Des ado­les­cents en tenue de cam­ou­flage ajus­tent leurs casques et char­gent les fusils, des enfants maquil­lés de bal­afres s’échauf­fent, d’autres échap­pés de asiles exhibent leurs tach­es de sang, mais il y a aus­si des cou­ples, des familles et une mère en ten­nis prête à courir. Le coup d’en­voi de la chas­se aux zom­bies est don­né. Tout le monde s’élance. Les indi­vidus en jaune sont sains, les por­teurs de bras­sards rouges sont les morts-vivants: le faciès peint de noir, ils attaque­nt et mor­dent. Des obser­va­teurs cir­cu­lent à bord d’une voiture de patrouille sur­mon­tée d’une rampe de feux. La par­tie dure jusqu’à cinq heures du matin. Le décompte des forces dira alors qui l’a emporté des vil­la­geois ou des zom­bies. Toute la nuit, nous enten­dons courir dans les rues

Exigence, compréhension, satisfaction

Je me rends sur la plage avec une pelle et des bouteilles d’eau vides. Aupar­a­vant, j’ai acheté une bâche, du fil de fer et des cro­chets. Le but est de rem­plir les bouteilles de sable pour lester aux qua­tre coins la bâche qui servi­ra à pro­téger le jacuzzi extérieur. L’opéra­tion est plus longue que je pen­sais. Une bonne par­tie du sable que je verse sur le goulot passe à côté. Ce faisant, je regarde les baigneurs, les promeneurs, les buveurs, les foot­balleurs, les enfants. Leur activ­ité est évi­dente. Que peut bien faire cet homme avec sa pelle et ses bouteilles? A peine me suis-je fait cette remar­que, qu’un gosse approche, s’age­nouille à dis­tance, me regarde peller. Il attend un peu. Il a rai­son. Cela me per­met de pré­par­er une réponse.
-Tu fais quoi?
- Je rem­plis ces bouteilles de sable pour les ren­dre plus lour­des. Elles con­ti­en­nent un litre et demi d’eau, elles pèseront donc un kilo et demi. Ensuite, je vais les accrocher à une bâche pour éviter qu’elle ne s’en­v­ole.
Le gosse qui doit avoir dans les sept ans réflé­chit. Il a com­pris, il s’en va. Il revient avec son petit frère.
- Regarde ce qu’il fait!
-Il fait quoi?
L’aîné ne répond pas.
-Tu fais quoi? Demande alors le petit.
-Je mets du sable dans la bouteille.
Le petit acqui­esce, satisfait.

Dans la presse

Cet éboueur a sor­ti telle­ment de livres des poubelles qu’il a ouvert une bib­lio­thèque gratuite.

Espace-temps

Julien Green, dans son Jour­nal des années 1960 (la date doit être pré­cisée s’agis­sant d’un écrivain né en 1900 qui est mort presque cen­te­naire), témoigne au quo­ti­di­en de mœurs et de préoc­cu­pa­tions qui sus­ci­tent la nos­tal­gie, du moins pour ceux qui peu­vent encore les com­pren­dre, mais aus­si d’une esthé­tique de la ville (le plus sou­vent Paris) et d’un rythme humain révo­lus. Ce Jour­nal que je feuil­lette régulière­ment depuis les années 1980 (même si Green s’ex­prime lui-même en nos­tal­gique d’une époque qui ren­voie à la fin du XIXème) m’a­me­nait à con­cevoir le vil­lage d’Axar­quie où je vis désor­mais comme l’ex­pres­sion d’une péri­ode antérieure de nos sociétés. L’Es­pagne est le pays de mon enfance puisque j’y ai vécu une par­tie de ma jeunesse, mais c’est surtout la société de mon enfance: celle qui exis­tait à l’époque où Julien Green écrivait à Paris et qui, dans les pays entrés tôt dans le libéral­isme de destruc­tion, s’est achevée à la fin des années 1990 avec la répres­sion de l’an­ti­mon­di­al­i­sa­tion et le quadrillage infor­ma­tique des désirs. Quand je par­cours les rues de ce vil­lage ou quand je par­le aux gens de ren­con­tre, je trou­ve des mœurs qui n’ont plus cours sur nos ter­ri­toires de grande fail­lite rom­pus aux règles de l’hy­per­vitesse et de la bar­barie numérique. La ques­tion est alors de savoir en com­bi­en de temps se fera le rat­tra­page, lequel indi­quera le moment du prochain démé­nage­ment. En théorie, ayant cinquante ans déjà, je devrais pou­voir rem­plac­er l’avenir glacial que nous impose le libéral­isme total­i­taire par un présent à peu près viv­able en me déplaçant à mesure de l’ex­ten­sion de la cat­a­stro­phe vers des sociétés plus archaïques encore déten­tri­ces de mœurs con­ven­ables et d’une esthé­tique humaine des rela­tions entre les vivants (dans les lim­ites de l’aire de cul­ture européenne, cela va de soi, donc de pays sur­mod­ernes en pays mod­ernes, puis de lieux sat­urés en lieux reculés, enfin de lieux sec­ondaires en lieux sauvages, époque à la quelle la mort devrait faire la suite).

Réalité

« Le Paint­ball ne repro­duit pas l’armée cana­di­enne ou l’armée améri­caine. Il repro­duit ce qu’on pense de la guerre, il repro­duit Hol­ly­wood, les films d’action que l’on voit, une fic­tion, la sim­u­la­tion d’une repro­duc­tion. Nous sommes très loin de la réal­ité ; la réal­ité n’intéresse plus per­son­ne ! » Serge Bouchard, dans Episodes de guerre.

Médecin

For­mule du médecin lorsque vous quit­tez son cab­i­net: “j’e­spère que la prochaine fois l’on se ver­ra dans la rue!”

Rêve

- Si c’est comme ça, dis-je à Gérard Berré­by des édi­tions Allia, je reprends mon man­u­scrit! Vous ne pen­siez tout de même pas que j’al­lais pub­li­er chez un homme qui me dénonce à la police?
Et de me hâter vers l’hô­tel où ma cham­bre ne va pas tardé à être perqui­si­tion­née. Chemin faisant, je me représente le livre de géo­gra­phie colo­niale dans lequel j’ai caché mon pis­to­let. Arrivé devant l’hô­tel, je vois qu’il est trop tard: le ser­vice en cham­bre est passé, mon arme a donc été trou­vée. Je veux fuir, mais un inspecteur m’ap­préhende.
-Ce n’est pas que vous soyez sus­pect, nous con­trôlons tout le monde. C’est cher­chons un Suisse.
Je plaide mon inno­cence quand je sens une pièce de mon­naie sous mon pied.
- Tiens, une pièce de cinq francs!
-C’est donc vous, s’écrie l’in­specteur européen.
Avant d’être mis en cel­lule, je passe à l’u­ni­ver­sité pour savoir si je ne pour­rais pas reporter mes exa­m­ens.
-Surtout pas, me con­seille un cama­rade, tu vas tout oubli­er!
J’en­tre alors dans la bib­lio­thèque cen­trale. Une fille me bous­cule. J’en prof­ite:
-Pour­riez-vous m’indi­quer la salle de théolo­gie?
Elle ouvre une porte. Dans la salle, aucun livre, rien que des pages de man­u­scrits araméen punaisés au mur et le maître, un savant à barbe qui se tient dans l’en­cadrement de la fenêtre. Il est entouré d’élèves. Tous me dévis­agent.
-Excusez-moi, je cherche Le Christ à ciel ouvert. Mais… je vous recon­nais… je te recon­nais…
Les élèves éton­nés font cer­cle. Com­ment? Je tutoie leur maître?
- Oui, nous étions ensem­ble dans le château aban­don­né… l’an dernier… non, cette année même.. Désolé, quand je vois beau­coup de monde, je ne recon­nais plus personne.

Solution

La solu­tion est com­prise dans le prob­lème. La philoso­phie décrit la pra­tique de réso­lu­tion: com­pren­dre le prob­lème, c’est trou­ver la solu­tion. Aujour­d’hui, nos prob­lèmes de société sont envis­agés en deux temps: le prob­lème est nié puis, à ce prob­lème qui n’en est pas un, une solu­tion est apportée qui est un problème.

Papillon

Un papil­lon de bonne taille s’est posé dans le salon. De loin, il ressem­ble à un avion fur­tif: les ailes ont la même découpe, le nez la même pointe. J’at­trape la spat­ule du bar­be­cue, la glisse sous le corps de la bête. Gala empêche mon geste: je vais le bless­er. Elle approche un chif­fon. Le papil­lon déplie ses ailes, une tache rouge carmin appa­raît sur le bas du corps. Le papil­lon se referme.
- Il est en fin de vie, déclare Gala.
Dans l’heure qui suit, je l’ob­serve plusieurs fois. La tête dans l’an­gle du mur, il est immo­bile. La nuit, quand je reviens de la ville, je le trou­ve à quelques cen­timètres de l’an­ci­enne posi­tion. Je le touche. Il ne réag­it pas. Je fais couliss­er la baie vit­rée de la ter­rasse, le jette dehors. Il ouvre et referme les ailes. Je sors. Gala m’at­tend sur le quai. Je lui par­le du papil­lon.
-En ton absence, je lui ai don­né une goutte d’eau.
Ce matin, il a disparu.

  

Effondrement de l’art

Quand tout le monde s’aven­ture, pho­togra­phie, peint, écrit, il est impos­si­ble de dis­tinguer par­mi ces actes celui qui por­teur d’une qual­ité essen­tielle amèn­erait à attribuer un titre de grand aven­turi­er, grand pho­tographe ou pein­tre, ou écrivain. Bien­tôt l’aven­ture et les arts, de prérog­a­tives cul­turelles, devi­en­nent des prérog­a­tives naturelles de l’in­di­vidu. Dès lors, ces domaines majeures de l’ex­plo­ration humaine sont réduits à la somme des cir­cu­la­tions et des actes com­mis par la masse des indi­vidus, trans­for­mant les out­ils de tran­scen­dance des civil­i­sa­tions en autant d’ex­pres­sions sur un marché de la pos­si­bil­ité technique.