Mois : juin 2017

Proscrastination

Pen­dant six mois, tan­dis que je m’échi­nais sur mes man­u­scrits, je me représen­tais ce jour où le tra­vail achevé j’i­rai chez le Chi­nois acquérir un chevalet puis à la papeterie acheter des couleurs et des pinceaux. Le soir, je me fig­u­rais les débuts de mon tableau. Comme la fin du tra­vail d’écri­t­ure approchait, je fix­ais mon sujet de recherche; la char­p­ente d’une mai­son peinte en noire et immergée dans du blanc. J’avais le tra­vail en vue, l’idée d’une tech­nique j’imag­i­nais déjà le développe­ment des formes. Et en effet, je suis allé chez le Chi­nois. J’ai tâté les chevalets. Puis à la quin­cail­lerie, pour com­par­er. Ensuite, je me suis intéressé aux couleurs. A ce stade, j’avais depuis longtemps cessé de me représen­ter l’im­age que je voulais réalis­er. Depuis que j’ai com­mencé à écrire un autre texte, je me représente à nou­veau avec impa­tience le jour où je peindrai.

Indifférenciation

Au vil­lage est apparu un nou­veau chien. Je le croi­sais, j’e­spérais recon­naître ses maîtres. Or, ils étaient chaque fois dif­férents. Ce chien est tiré à des cen­taines d’ex­em­plaires. Une réplique presque parfaite.

Législatives

Les Français ont à nou­veau voté. Com­ment peut-on vot­er sa con­fi­ance à un politi­cien qui ne dit rien de son pro­jet poli­tique? Qu’il par­le, c’est sûr. Un politi­cien par­le: celui-ci par­le abon­dam­ment — c’est le meilleur moyen de ne rien dire. S’il mène à bien le pro­jet de ses com­man­di­taires, étant enten­du qu’à mes yeux il a autant de pou­voir qu’un employé de multi­na­tionale, il trans­formera en quelque années la société française (ce qu’il en reste). Un point de non-retour sera alors atteint. Les Français n’au­ront plus qu’à assis­ter pas­sive­ment à la coop­ta­tion des ges­tion­naires aux postes de direc­tion et à juger à voix basse de la qual­ité des pro­duits et ser­vices délivrés par l’en­tre­prise France désor­mais ramenée au statut de suc­cur­sale d’empire.

Ecriture

Com­mencé à écrire un texte sans inten­tion. Ce que cela veut dire? Juste­ment, je ne sais pas. Je vais. Le texte prend forme en dehors de toute forme ini­tiale, aus­si peut-on dire qu’il ne relève pas d’une inten­tion, d’ailleurs il n’a pas de genre. Il va, phrase après phrase. Reste à savoir s’il peut aboutir, devenir texte.

Bière

Depuis Noël, j’ai bu chaque soir deux, trois, par­fois qua­tre litres de bière, rarement cinq. Sans man­quer un jour. Hier, je ter­mi­nais ma course de quinze kilo­mètres, je me représen­tai avec le même désir un verre d’eau, une bouteille d’eau, plusieurs litres d’eau et je m’é­ton­nais d’at­tein­dre à ce point d’in­dif­férence. Pour la petite his­toire, on ajoutera qu’en Espagne la bière est peut-être de l’eau.

Homme à tout faire

La per­si­enne se bloque. Je tire, je pousse. Rien à faire. Le soleil est immense, la chaleur inonde l’ap­parte­ment. L’homme à tout faire vient et repart. Je descends à l’a­gence.
-Il a son­né, me dit le pro­prié­taire, tu n’é­tais pas là!
-La son­nette avait lâché, je vous l’ai dit !
-Il a frap­pé.
-J’écrivais, je n’ai pas enten­du.
L’homme à tout faire remonte avec moi. Il appuie sur l’in­ter­rup­teur de la per­si­enne, elle se déroule:
-Elle marche!
J’ap­puie sur l’in­ter­rup­teur, elle se bloque:
-Elle ne marche pas!
Il appuie encore.
-En effet. Bon, j’ap­pellerai l’élec­tricien. Sinon?
-Le mate­las de pro­tec­tion du jacuzzi, viens voir! Il est fichu.
-Il faut le descen­dre la rue, mais la nuit, c’est inter­dit.
-Atten­tion! C’est lourd et ça ne ren­tre pas dans l’as­censeur.
-Tu le découpes.
-Vous le découpez et vous le descen­dez. Et s’il faut que ça soit la nuit, eh bien faites le la nuit.
-Mm.
-Tu trans­mets?
-Mm. A part ça?
-En bas, sur la ter­rasse. J’ai acheté des ampoules de rechange, mais les culots sont rouil­lés, je n’ose pas bricol­er les lam­pes.
-Bon, je vais voir ça. Mais il faut d’abord couper l’élec­tric­ité.
-Oui, mais ne coupe que sur la ter­rasse, j’ai un texte en cours sur l’or­di­na­teur.
Il ouvre le boîti­er coupe tout, je perds le texte. Heureuse­ment, je le récupère.Je ferme la ses­sion.
-Là, je vais couper!
Il coupe, va sur le bal­con. Revient.
-Tu as une pince?
Je lui tends mon out­il mul­ti­fonc­tion. Il n’ar­rive pas à l’ou­vrir. Je mon­tre com­ment faire. Tan­dis qu’il arrange la lampe, je déballe une ampoule neuve et la pose à côté de lui. Il revient.
-Tu as une ampoule?
Plus tard, je trou­ve l’an­ci­enne ampoule au sol.

Bêtise

Bête, une per­son­ne a beau être gen­tille, elle sera dan­gereuse. Ne com­prenant pas, elle prend pour ceux qui l’en­tourent des risques inconsidérés.

Ville-musée

Un musée dans la ville. Il mon­tre le passé. Le passé est la trace d’un présent antérieur, la trace d’une époque où ce qui était vécu était réel. La ville du XXIème siè­cle met en scène un présent qui n’en­tre­tient avec le réel qu’un rap­port analogique. La ville est un musée.

Etranger

For­mu­lant à la fin de mon essai des “tech­niques de tra­verse” pour échap­per au régime des sociétés automa­tiques, j’écris que l’un des préal­ables est de devenir étranger à sa pro­pre société en occu­pant un point de vue extérieur à celle-ci qui donne à voir comme arti­fi­cielles des évo­lu­tions qui, vécues de l’in­térieur, sem­blent naturelles ou, plus encore, imposent la con­science sans même que nous ne nous en aperce­vions. L’idée me vient de l’ex­péri­ence et n’a rien d’o­rig­i­nal en ce début de siè­cle où les change­ments de décor se font à vue (rai­son pré­cise pour laque­lle on ne les remar­que pas). Or, m’in­téres­sant pour la pre­mière fois à la fig­ure du philosophe Siegfried Kra­cauer, je lis ceci sur sa cri­tique des atouts soci­ologiques dont dis­pose, selon Georg Sim­mel, l’é­tranger: “L’é­tranger []intro­duit égale­ment un point de vue moins par­tic­u­lar­iste”. “C’est parce qu’il est étranger, qu’il est mobile, qu’il peut expéri­menter toutes les per­spec­tives, tous les éclairages”. Ce texte sur le “nomade qui reste” dans De la pos­si­bil­ité de con­naître la vie humaine date des années 1919–1920. Il s’ag­it encore de l’é­tranger comme fig­ure qui fait irrup­tion dans une société de mœurs et de cul­ture cohérente alors que je m’in­téresse à l’ex­péri­ence qui per­me­t­trait à l’au­tochtone dont les moeurs et la cul­ture sont niés par le numérique et l’im­por­ta­tion mas­sive d’im­mi­grés à se faire étranger pour apercevoir et dénon­cer le proces­sus postlibéral, mais la ques­tion est surtout de savoir si les expé­di­ents de la pen­sée (ici, le statut d’é­trangeté sociale) en sont pas en nom­bre lim­ités (je n’avais jamais lu Kra­cauer et si cette idée vient de Sim­mel, celui-ci l’a peut-être prise ailleurs). Ces expé­di­ents con­ceptuels appa­raî­traient alors sous la plume des écrivains de manière récur­rente et seraient tra­vail­lés selon les besoins théoriques du moment pour traduire des intu­itions ponctuelles. Dans quel cas, l’his­toire des idées cor­re­spondrait à l’ensem­ble des pos­si­bil­ités de représen­ta­tions du monde, impli­quant sur un temps infi­ni, une fini­tude de la pen­sée philosophique (Hegel n’a pas tout dit, mais un jour, comme l’an­nonçait Hegel, tout sera dit). 

Destin d’un produit

Le per­son­nage de ce film améri­cain qui vient de sor­tir, Shim­mers lake, porte la chemise de bûcheron que j’ai portée pen­dant dix ans au squat à Genève. Elle ne lui ressem­ble pas, c’est la même, dans le même état d’usure.