Mois : juin 2017

Pied

Instal­lé sur la ter­rasse, je con­sid­érais mes pieds. C’est une par­tie de l’homme que je n’aime pas. Esthé­tique­ment sec­ondaire, elle évoque l’as­cen­dance rep­tili­enne. Tout au plus dans la rela­tion sex­uelle ou dans l’évo­ca­tion de la force, course, marche, sta­bil­ité. Voy­ant ces appen­dices, je songeais à cette fille encore nubile avec qui je fais du sport : elle a les pieds fins, blancs et menus. Sans beauté mais jeunes. Vivaces. Frais. Sur cette ter­rasse, dans la lumière orange du cré­pus­cule, je regar­dais par­ti­c­ulière­ment mon pied gauche. Aux qual­ités bien répar­ties, con­for­mé, blanc, rose, la plante cornée, un pied sain. L’autre, atteint par les acci­dents. Pouce meur­tri, recousu ; par expan­sion la chair a jau­ni. Voici les coups, les mar­ques, les meur­tris­sures du temps. Reçues, elles demeurent. Ce pied avec ses stig­mates ren­voy­ait à toutes les occur­rences de l’âge, les acci­dents sur­venus datent le corps, le mien, les autres, créant sous le regard une sorte de cat­a­logue des vivants, de leur orig­ine et de leur destination.

Information 2

Décou­vrir sans cesse des infor­ma­tions sur un monde sans rap­port avec celui dans lequel on vit.

Culture

Quand les savants auront trafiqué les morts pour qu’ils sen­tent la fraise, les frais­es sen­tiront la mort.

Manifeste

Je devrais être en classe, par­mi les autres élèves, à planch­er sur le sujet de bac­calau­réat, “le Man­i­feste du par­ti com­mu­niste”. Or, j’at­tends que cette femme en uni­forme rouge de la Cen­trale de tor­ré­fac­tion bolivi­enne veuille bien me servir un café. Elle le servi­ra si l’on cesse de me vol­er mon tour. Des con­som­ma­teurs me bous­cu­lent. Si ça con­tin­ue, je vais échouer à l’ex­a­m­en. “Le man­i­feste du par­ti com­mu­niste est un man­i­feste…”, écrirai-je dès que je serai à mon pupitre, ou plutôt, “Le con­tenu du man­i­feste du par­ti com­mu­niste…” La dame va et vient, je ne suis pas servi. Dix min­utes, c’est ce qu’il reste. Il fau­dra sim­pli­fi­er. D’ailleurs, je n’ai jamais lu le Man­i­feste. Soudain, je trou­ve la parade: je par­lerai d’idéolo­gie, je mon­tr­erai en quoi ce texte n’est qu’idéolo­gie. J’ai con­fi­ance dans mes moyens, ils sont généraux. Et peu importe Lénine, aucun exam­i­na­teur n’y trou­vera à redire. Alors, je croise les bras, j’at­tends mon café (ce même jour à qua­torze heures, Aplo passe son épreuve de lit­téra­ture de ter­mi­nale à Evian).

Information

Il y a une dizaine d’an­nées, lorsque Mon­a­mi  a renon­cé à lire la presse, je trou­vais sa préven­tion exces­sive. Aujour­d’hui, la ques­tion ne se pose plus. Quand je tente, emporté par un regain d’op­ti­misme, d’é­couter les nou­velles à la radio, je me relève pour étein­dre. Chaque phrase proférée par le jour­nal­iste résonne comme une insulte. L’idéolo­gie a tout emporté. Sur les sta­tions publiques, elle est d’au­tant plus per­ni­cieuse qu’elle n’af­fiche pas ses couleurs. L’in­for­ma­tion est dés­in­for­ma­tion. Pour pass­er de l’une à l’autre: inflex­ions de la voix, sous-enten­dus, analo­gies, détourne­ments de sens, ques­tions-répons­es, lex­ique sur-mesure. Chaque tirade exig­erait une dizaine de cor­rec­tions. Jour­nal­iste accrédité est l’ex­pres­sion juste: ne le sont que ceux qui témoignent du monde tel qu’il n’est pas.

Température

Chaleur suf­fo­cante. Les gens vont à demi-nu. Enfants, chiens, cou­ples, vieil­lards s’ag­glu­ti­nent. Le quai est bondé, la ville silen­cieuse. Les bancs, les murs, les vit­rines, tout est pois­seux et chaud, le sable et les trot­toirs sont brûlants, les pas­sants lèchent des glaces et promè­nent des frigidaires. Un fou passe à la course à pied. C’est Anto­nio. Sec comme un os. Il s’en­traîne pour sur­vivre dans les parois, il est grimpeur. Les autres se gar­ent, renon­cent à gag­n­er la plage en une fois, boivent de l’eau, s’asper­gent, se remet­tent en marche. Une famille marche sous un para­sol. Une autre est envelop­pée dans un linge. Cela ne fini­ra qu’à vingt-deux heures.
  

Prix

Les Espag­nols s’in­téressent peu à l’ar­gent; au moins ici, en Andalousie. Je croy­ais que ce n’é­tait que dans les cafés. Les serveurs ne notent pas la com­mande. Ils appor­tent. Sou­vent, ils oublient. Pour qu’il ne soit pas dit qu’il oublient, ils fac­turent en gros. Mais je vois que c’est plus général. Lun­di, je vais acheter des lunettes. La vendeuse addi­tionne le prix de la mon­ture et celui des ver­res.
- 160 Euros.
Aujour­d’hui, je retire mes lunettes. Elle encaisse 90 Euros.

Electrototalitarisme (suite)

A la poste où je prends des nou­velles de mon envoi de man­u­scrits par­tis pour Paris il y a douze jours et jamais arrivés; le dis­trib­u­teur de tick­ets pour l’or­dre de pas­sage est en panne. A mon entrée, la postière annonce: “la machine est en panne, je vous appellerai”. Entre un cliente. Elle se dirige vers le dis­trib­u­teur. “La machine est en panne, je vous appellerai”, dit la postière. Même chose pour le client d’après, et le suiv­ant. Sur un ton de plus en plus neu­tre, en rythme désor­mais, dès que la porte de verre coulisse: “la machine est en panne, je vous appellerai”. 

Cycle

Gala est allé ce soir à une ren­con­tre d’anglais. Il y a dix-sept ans, son mari l’a lais­sé allé à une ren­con­tre de philoso­phie. Elle m’a ren­con­tré et n’est jamais ren­trée à la maison.

Racisme

La chose la plus impor­tante à com­pren­dre (car à par­tir de là, tout ce qui doit être inféré quant à l’é­tat de cat­a­stro­phe générale auquel nous sommes affron­tés peut l’être) est : “l’an­tiracisme n’a rien à voir avec le racisme”.