Formulant à la fin de mon essai des “techniques de traverse” pour échapper au régime des sociétés automatiques, j’écris que l’un des préalables est de devenir étranger à sa propre société en occupant un point de vue extérieur à celle-ci qui donne à voir comme artificielles des évolutions qui, vécues de l’intérieur, semblent naturelles ou, plus encore, imposent la conscience sans même que nous ne nous en apercevions. L’idée me vient de l’expérience et n’a rien d’original en ce début de siècle où les changements de décor se font à vue (raison précise pour laquelle on ne les remarque pas). Or, m’intéressant pour la première fois à la figure du philosophe Siegfried Kracauer, je lis ceci sur sa critique des atouts sociologiques dont dispose, selon Georg Simmel, l’étranger: “L’étranger []introduit également un point de vue moins particulariste”. “C’est parce qu’il est étranger, qu’il est mobile, qu’il peut expérimenter toutes les perspectives, tous les éclairages”. Ce texte sur le “nomade qui reste” dans De la possibilité de connaître la vie humaine date des années 1919–1920. Il s’agit encore de l’étranger comme figure qui fait irruption dans une société de mœurs et de culture cohérente alors que je m’intéresse à l’expérience qui permettrait à l’autochtone dont les moeurs et la culture sont niés par le numérique et l’importation massive d’immigrés à se faire étranger pour apercevoir et dénoncer le processus postlibéral, mais la question est surtout de savoir si les expédients de la pensée (ici, le statut d’étrangeté sociale) en sont pas en nombre limités (je n’avais jamais lu Kracauer et si cette idée vient de Simmel, celui-ci l’a peut-être prise ailleurs). Ces expédients conceptuels apparaîtraient alors sous la plume des écrivains de manière récurrente et seraient travaillés selon les besoins théoriques du moment pour traduire des intuitions ponctuelles. Dans quel cas, l’histoire des idées correspondrait à l’ensemble des possibilités de représentations du monde, impliquant sur un temps infini, une finitude de la pensée philosophique (Hegel n’a pas tout dit, mais un jour, comme l’annonçait Hegel, tout sera dit).