Espace-temps

Julien Green, dans son Jour­nal des années 1960 (la date doit être pré­cisée s’agis­sant d’un écrivain né en 1900 qui est mort presque cen­te­naire), témoigne au quo­ti­di­en de mœurs et de préoc­cu­pa­tions qui sus­ci­tent la nos­tal­gie, du moins pour ceux qui peu­vent encore les com­pren­dre, mais aus­si d’une esthé­tique de la ville (le plus sou­vent Paris) et d’un rythme humain révo­lus. Ce Jour­nal que je feuil­lette régulière­ment depuis les années 1980 (même si Green s’ex­prime lui-même en nos­tal­gique d’une époque qui ren­voie à la fin du XIXème) m’a­me­nait à con­cevoir le vil­lage d’Axar­quie où je vis désor­mais comme l’ex­pres­sion d’une péri­ode antérieure de nos sociétés. L’Es­pagne est le pays de mon enfance puisque j’y ai vécu une par­tie de ma jeunesse, mais c’est surtout la société de mon enfance: celle qui exis­tait à l’époque où Julien Green écrivait à Paris et qui, dans les pays entrés tôt dans le libéral­isme de destruc­tion, s’est achevée à la fin des années 1990 avec la répres­sion de l’an­ti­mon­di­al­i­sa­tion et le quadrillage infor­ma­tique des désirs. Quand je par­cours les rues de ce vil­lage ou quand je par­le aux gens de ren­con­tre, je trou­ve des mœurs qui n’ont plus cours sur nos ter­ri­toires de grande fail­lite rom­pus aux règles de l’hy­per­vitesse et de la bar­barie numérique. La ques­tion est alors de savoir en com­bi­en de temps se fera le rat­tra­page, lequel indi­quera le moment du prochain démé­nage­ment. En théorie, ayant cinquante ans déjà, je devrais pou­voir rem­plac­er l’avenir glacial que nous impose le libéral­isme total­i­taire par un présent à peu près viv­able en me déplaçant à mesure de l’ex­ten­sion de la cat­a­stro­phe vers des sociétés plus archaïques encore déten­tri­ces de mœurs con­ven­ables et d’une esthé­tique humaine des rela­tions entre les vivants (dans les lim­ites de l’aire de cul­ture européenne, cela va de soi, donc de pays sur­mod­ernes en pays mod­ernes, puis de lieux sat­urés en lieux reculés, enfin de lieux sec­ondaires en lieux sauvages, époque à la quelle la mort devrait faire la suite).