Mois : mars 2017

Chaises

Encore qua­tre chais­es de jardin à con­stru­ire. Je n’ose pas raison­ner en vis, boulons et joints. Com­bi­en cela fait-il? De penser que cette camelote vous arrive de l’autre face de la terre et qu’en la bâtis­sant à coups de tournevis et de jurons, je par­ticipe active­ment à la con­sol­i­da­tion des rap­ports de puis­sance me désole. Sans compter qu’à peine achevée, et avant même que j’y pose mes fess­es, je vois son des­tin : il est bref et se nomme poubelle. Entre temps, j’au­rai trans­for­mé une par­tie de mon temps de tra­vail en une chaise du Gujarat qu’inc­inéreront des ouvri­ers andalous. Trans­for­ma­tion qui, mul­ti­pliée par quelques mil­lions d’actes d’achats sur inter­net, fait advenir des for­tunes locales.

Dire la vérité

Devant la jus­tice, dire la vérité est le plus hasardeux des choix. Pour cer­ti­fi­er l’ad­min­is­tra­tion juridique quant à ses prérog­a­tives, il faut que la vérité non seule­ment dite, mais établie et cela con­for­mé­ment aux tech­niques légales. Le jus­ti­cia­ble qui dit les faits installe une sorte de con­cur­rence. L’im­pos­si­ble hon­nêteté de Meur­sault dans l’Étranger de Camus relève du doute méta­physique mais anticipe aus­si sur la pro­fes­sion­nal­i­sa­tion du réel et sur son accaparement.

Progrès

Cet élec­tro­to­tal­i­tarisme chaque jour plus filan­dreux. A midi, j’ar­rête de cor­riger mon man­u­scrit, j’ou­vre mon télé­phone pour y plac­er la puce remise par le nou­veau four­nisseur d’ac­cès. Le dépli­ant que j’ex­trais de la pochette indique: “le code secret de votre numéro fig­ure sur la carte”. Il n’y est pas. Retour au dépli­ant, à ses infor­ma­tions sup­plé­men­taires: “si vous ne dis­posez pas du code secret, appelez le numéro gra­tu­it 1550”. Sans télé­phone? La suc­cur­sale est à deux pas. Je m’ha­bille, je sors. La vendeuse est occupée, j’at­tends. Elle fourre son nez dans ma pochette:
- En effet, il n’y est pas. Pourquoi n’avez-vous pas appelé?
-Avec quoi?
Elle com­pose le numéro gra­tu­it sur son fixe. Une fois, deux fois. Elle renonce.
-Nous allons faire autrement.
Elle allume un ordi­na­teur, tape dans la fenêtre mon futur numéro de télé­phone.
-Main­tenant, dites-moi votre numéro de carte d’i­den­tité.
- Aucune idée.
-Alors je ne peux rien faire pour vous.

Réveil

Je me réveille avec sous les yeux la chevelure de ma grand-mère morte il y des années, d’une teinte gris-bleu.

Fiancés

Sur la plage, cet homme accom­pa­g­né de deux femmes. Lui jeune et svelte, si tant est que je juge bien d’aus­si loin. L’une des femmes de même, l’autre, épaisse, il s’ag­it de la pho­tographe. Main­tenant, je vois mieux. Des fiancées qui posent pour la séance offi­cielle. Je m’é­ton­nais que la pre­mière femme ait lâché son sac dans le sable, je m’en étonne tou­jours, mais c’est un sac qui sert d’ac­ces­soire, ne con­tient peut-être aucun effet. La pro­fes­sion­nelle pré­pare son appareil et donne les ordres. Mon­sieur d’abord. Dos à la ville, devant l’in­fi­ni, puis seul, se détachant sur la mer. Madame, seule, avec et sans le sac, un bou­quet de fleurs dans les bras. Le cou­ple debout, enlacé, embrassé. Soudain la fiancée est plus courte. Des mou­ve­ments dans le groupe. Elle s’est enfon­cée. Ce sont ces talons, de sim­ples aigu­illes qui ont dis­parues dans le sable. La pho­tographe la relève, lui rend son équili­bre. Une série de clichés debout, puis les amoureux s’as­soient. Amu­sant ce cos­tume deux pièces gris dans le sable humide du matin. Et la fiancée. Il lui faut sec­ouer la robe, la bat­tre de ses fleurs. Enfin, con­tent, ils regag­nent le quai, Mon­sieur devisant avec la pho­tographe, de plus en plus grosse à mesure qu’elle approche de la ter­rasse d’où j’ob­ser­vais la scène.

Littérature

Les phras­es inutiles sont ces phras­es dépourvues de sens que l’on jette au hasard du texte pour le faire bégayer.

Sable

Il ne pleut pas de l’eau, mais du sable. Celui des fonds marins, celui des collines d’ocre. Après les avers­es, la ville blanche ressem­ble à une vieille orange.

Table

Si trois per­son­nes tombent d’ac­cord sans dis­cuter c’est qu’une qua­trième se cache sous la table.

Possibilités

Si je dis­po­sais du tal­ent néces­saire, cela dit sans fausse mod­estie car je crois la tâche périlleuse, à moins qu’elle soit impos­si­ble, j’écrirais volon­tiers une his­toire com­parée de la lib­erté, enten­dant ici la lib­erté comme l’é­tude des pos­si­bil­ités pra­tiques, donc sans égard pour le con­cept de philoso­phie. Je traîne cette idée depuis quelque temps, mais c’est aujour­d’hui, qu’elle prend forme. Des grands romans, sou­vent épiques tels les réc­its de Tra­ven, de Dos Pas­sos ou de Saint-Exupéry, mais aus­si des auto­bi­ogra­phies, dont celle de Kessel lu récem­ment, me sug­gèrent qu’à dis­cuter de la lib­erté sur un plan théorique, en général con­sti­tu­tion­nel, nous pas­sons out­re l’analyse des faits, alors qu’ils sont seuls à même de dire notre expéri­ence de la lib­erté. Il s’en­suit des para­dox­es: les sociétés les plus rich­es qui sont aus­si les mieux organ­isées, Europe du cen­tre et Scan­di­navie, rejoignent par la pres­sion admin­is­tra­tive qui s’ex­erce sur la per­son­ne des sociétés désor­don­nées, démem­brées, dan­gereuses. Mais la com­para­i­son m’in­téresse d’abord sur le plan de la géné­tique des sociétés. Est-on plus libre dans l’Amérique des années 1920, celle du Grand Gats­by ou dans l’Amérique d’Oba­ma? Plus libre dans le Paris de Degas, celui de Soulages ou celui de Buren? L’ex­er­ci­ce est périlleux pour bien des raisons; d’abord, une époque qui n’est plus, est une époque qu’il faut recon­stituer et le point d’Archimède manque; ensuite, à la nos­tal­gie col­lec­tive qui encense arbi­traire­ment cer­taines épo­ques s’a­joute l’il­lu­sion rétro­spec­tive qui con­fond la qual­ité d’une époque avec la nature des événe­ments  vécus par l’au­teur de la com­para­i­son; enfin, il y a les attentes: com­ment savoir ce qu’elles étaient et donc, com­ment juger de la de l’ap­proche qui fut celle des gens d’une autre époque face aux pos­si­bil­ités que leur offrait la société? Cepen­dant, une com­para­i­son de ce genre révélerait peut-être le piège dans lequel nous a enfer­mé un siè­cle de pro­duc­tion indus­trielle en soulig­nant le rem­place­ment des pos­si­bil­ités réelles (ce que je pense vouloir peut-être fait) par des pos­si­bil­ités de com­mande (ce que je fais est ce que je pense vouloir).

A l’aube 2

A l’in­stant, je pre­nais mon café dans la salle à manger. La ter­rasse est en pro­lon­ga­tion, puis la mer. Assis, on ne voit ni la cime des palmiers ni le sable. Les vagues mon­tent, roulent, écu­ment. Lorsqu’elles se cassent, elles sem­blent s’a­bat­tre con­trela bar­rière de la ter­rasse, alors que je vis au qua­trième étage, sous le toit. L’ar­chi­tecte, ama­teur de kitsch, a cru bon de pour­voir cette bar­rière de ver­res bleus, ain­si, vue de la salle à manger, la mer est tou­jours bleue.