Si je disposais du talent nécessaire, cela dit sans fausse modestie car je crois la tâche périlleuse, à moins qu’elle soit impossible, j’écrirais volontiers une histoire comparée de la liberté, entendant ici la liberté comme l’étude des possibilités pratiques, donc sans égard pour le concept de philosophie. Je traîne cette idée depuis quelque temps, mais c’est aujourd’hui, qu’elle prend forme. Des grands romans, souvent épiques tels les récits de Traven, de Dos Passos ou de Saint-Exupéry, mais aussi des autobiographies, dont celle de Kessel lu récemment, me suggèrent qu’à discuter de la liberté sur un plan théorique, en général constitutionnel, nous passons outre l’analyse des faits, alors qu’ils sont seuls à même de dire notre expérience de la liberté. Il s’ensuit des paradoxes: les sociétés les plus riches qui sont aussi les mieux organisées, Europe du centre et Scandinavie, rejoignent par la pression administrative qui s’exerce sur la personne des sociétés désordonnées, démembrées, dangereuses. Mais la comparaison m’intéresse d’abord sur le plan de la génétique des sociétés. Est-on plus libre dans l’Amérique des années 1920, celle du Grand Gatsby ou dans l’Amérique d’Obama? Plus libre dans le Paris de Degas, celui de Soulages ou celui de Buren? L’exercice est périlleux pour bien des raisons; d’abord, une époque qui n’est plus, est une époque qu’il faut reconstituer et le point d’Archimède manque; ensuite, à la nostalgie collective qui encense arbitrairement certaines époques s’ajoute l’illusion rétrospective qui confond la qualité d’une époque avec la nature des événements vécus par l’auteur de la comparaison; enfin, il y a les attentes: comment savoir ce qu’elles étaient et donc, comment juger de la de l’approche qui fut celle des gens d’une autre époque face aux possibilités que leur offrait la société? Cependant, une comparaison de ce genre révélerait peut-être le piège dans lequel nous a enfermé un siècle de production industrielle en soulignant le remplacement des possibilités réelles (ce que je pense vouloir peut-être fait) par des possibilités de commande (ce que je fais est ce que je pense vouloir).