Mercredi, je mange un yoghourt. A quatre heures, j’ai un doute. Ai-je vraiment mangé un yoghourt? J’essaie de me souvenir de mes gestes. De l’ouverture du pot, de la cuillère piochée dans le tiroir, du goût, de ce qui confirmerait que j’ai mangé le yoghourt. A tel point qu’il me faut ouvrir le frigorifique pour constater qu’en effet il manque un port de yoghourt. Puis à midi. Je discutais avec Gala. Nous étions encore à table. Tout en donnant la réplique, je vais à la cuisine, j’ouvre le frigorifique, je reviens avec le matériel, petite assiette et cuillère, et je mange un yoghourt. Puis, voyant le pot vide que j’ai devant moi, je songe: je n’ai rien vu de ce yoghourt, cela vient d’avoir lieu et je serais incapable de dire ce qu’il s’est passé.
Mois : janvier 2017
Pyramide chinoise
Chez le Chinois pour acheter un cahier. D’habitude, j’échange quelques mots avec la tenancière. Elle parle un bon espagnol, mais surtout, sa capacité de compréhension tient de la prouesse. Entre une grand-mère qui n’est jamais allée jusqu’à Séville, triture un jargon que ne renierait pas un gitan, le tout en avalant les voyelles et en économisant les syllabes. La Chinoise plonge dans le stock et lui apporte le fil à coudre turquoise en bobine de douze qu’elle demandait. Toujours est-il qu’elle et son mari ont racheté il y a peu un second magasin, vaste local sur la route côtière. Comment ils s’arrangent pour être au moulin et au four, élever leur fils, dormir et manger, je l’ignore, mais pour travailler il n’y a pas de doute: ils travaillent. Et je le disais d’emblée, ils sont avenants, ce qui est rare dans le milieu. Or, aujourd’hui, je les trouve la tête baissée, les mains réunies sur le ventre, tétanisés; elle debout, lui derrière la caisse. Ils ne me voient pas, ne saluent pas, ne remercient pas. Ils écoutent le sermon interminable d’un petit Chinois sans cou que l’on imagine venu de la capitale et qui vraisemblablement transmet les ordres des grands chefs.
Choses liées
Nous vivons dans un appartement si mal isolé qu l’on entend ronfler le voisin. Sa femme fait la vaisselle, on a le sentiment qu’elle la fait dans votre salon. Les chiens? C’est un chenil. Les téléviseurs? Bloqués sur un match de football qui n’en finit pas. Mais alors pourquoi rester dans cet appartement? Parce que j’ai beau chercher assidûment un logement sans chiens ni match ni voisin ronfleur, je ne trouve pas le moindre objet qui satisfasse le début de ma demande. Et pour cause: au village, cela n’existe pas. Sable, mer, soleil, traditions ont un prix: celui-ci. C’est comme pour les voitures. Le nouveau propriétaire s’extasie devant son achat. Hélas, il est accompagné d’une taxe d’impôts, d’un contrat d’assurance, des lois de la circulation, des contrôles de la police et de quelques millions d’autres voitures, ce que l’on nomme le trafic.
Médecin 2
Si je parlais de médecin, c’est que j’ai mal. A Gala je dis, “j’ai mal!” D’ailleurs, cela dure depuis un an. Non, quatorze mois; depuis le jour où je me suis présenté devant une Vietnamienne qui s’occupait de la permanence fribourgeoise, un dimanche. Bref, je me couche sur le mal, je l’ignore, j’espère avoir assez de temps pour finir le livre en cours: prendre l’avion pour rentrer en Suisse compliquerait tout. Or, le lendemain matin, le portable sonne. Huit heures et demie. Il ne viendrait à l’idée d’aucun des 40 millions d’Espagnol d’appeler ainsi au milieu de la nuit. Je me rendors. Un quart d’heure plus tard, nouvelles sonneries. J’accours, je vérifie le numéro: inconnu. Retour à la chambre où je somnole. Une fois le petite-déjeuner avalé, je rappelle. “Il faut faire une coloscopie d’urgence, me dit une secrétaire. A quelle heure pouvez-vous venir?” Mon grand-père à eu un cancer du colon. Mon père a eu un cancer du colon. Mon grand-père est mort. Pas mon père.
Aumône
Sur son vélo tordu, le corps émacié, le cheveu rare mais long, il me dit:
- D’où es-tu? Je suis Italien. Attends, ne pars pas! Je ne mords pas. Et je ne vais pas te demander de l’argent. C’est pour manger. Il faut que je mange. Qu’il soit bien clair, je ne bois pas, je ne me drogue pas, je ne fume pas. Tu vois, je suis à vélo.
-Comme tu veux, cela ne me regarde pas.
Cependant, je tâte mes poches. Il y a quelques minutes, j’ai balancé mon dernier Euro sur la table de restaurant où nous avons dîné avec les enfants. Avant que j’ai le temps de réfléchir à mon geste, je lui donne un billet de 10 Euros.
Lumière
Journée radieuse. La nature s’épanche, un régal. Les passereaux pépient sur les toits, les perroquets tiennent conférence au coeur des palmiers. Sur la plage, le sable à une légèreté de cendre. Il est pailleté de noir. Il brille. Le soleil inonde de lumière les vaguelettes qui mouillent la grève. Le sentiment de bonheur est général. Les gens saluent, les enfants rient. Mêmes les pêcheurs à la ligne, souvent acariâtres, retirent leurs chapeaux et travaillent torse nu. Au supermarché, les dames déchargent des couronnes des rois par centaines, le “Roscon de los reyes magos”. Elles les mettent en piles devant la boulangerie. Les Chinois quittent leurs antres pour venir fumer sur le trottoir. En chemin pour l’appartement, je m’arrête trois fois sur des bancs. Chaque fois, j’ajoute un chapitre au livre en cours d’écriture, Noria. Puis j’achète du steak et des patates dites “de Monsieur le curé”: elles sont rouges. Pour célébrer cette belle journée, nous mangeons une reine blanche au chocolat chaud. Ce soir, il y a défilé.
Dantec
De Dantec, j’aime ceci; c’est alambiqué, ou plutôt faussement clair, à l’image de l’auteur, néanmoins juste, car il réfléchit et privilégie le sens sur le style: “Qu’est-ce qu’une authentique liberté? C’est le moment où une vérité concernant l’état général de votre condition vous éclaire, à tel point qu’une distance critique s’effectue entre vous et le monde d’avant, que vous êtes en mesure de déployer vos ailes et d’acquérir un peu de mobilité, un peu d’autonomie au regard de la foule des combinats sociaux, puis très vite, vous voilà face à la vérité dénudée dans toute sa cruelle lumière: cette liberté s’anime sur un jeu de contraintes supérieures, celles du monde d’après, auquel il vous faudra vous adapter (y compris en luttant de toutes vos forces contre lui).”
Médecin
Le paradoxe de la visite chez le médecin est que celui-ci traite les symptômes et non la maladie. Pour qu’il s’attaque à la maladie, il faut que les symptômes soient virulents et que le lien de cause à effets tombe dans un catégorie connue. Je ne dis pas cela parce que je reviens de chez le médecin mais parce que je compte y aller. A moins qu’après avoir dit ce que je viens de dire, je ne me contente d’attendre.