Mois : janvier 2017

Vie quotidienne

Il faut du courage ou de l’in­con­science pour cri­ti­quer avec rigueur, inces­sam­ment, la sit­u­a­tion que l’on a amé­nagée pour y loger sa vie quo­ti­di­enne car, bien sûr, lorsque les motifs de surseoir devi­en­nent nom­breux, l’hon­nêteté qui accom­pa­gne la ten­dance cri­tique oblige à boule­vers­er la sit­u­a­tion, en d’autres ter­mes à chang­er le mod­èle de la vie quo­ti­di­enne, ce qui revient à entériner dans le principe une fuite per­pétuelle hors du circonscrit.

Paris

Suis-je le seul effrayé? Où est Paris? Où que se porte mon regard, il ren­con­tre des ruines. Depuis l’an­née dernière, la société a encore trem­blé. Nom­breuses chutes. Corps au sol. Beu­gle­ments à hau­teur de poitrine. Dans des langues babéli­ennes. J’ai vécu à Paris en 1978, en 1983, en 1995, en 2002 et en 2005. Depuis, j’ai marché vingt fois dans la ville. Aujour­d’hui, je me demande dans quoi je mets les pieds. Pour ne pas dés­espér­er tout à fait, je me racon­te des his­toires: “enfin, là, tu recon­nais ce mon­u­ment? cette mai­son? ce morceau de square? sous les mate­las, les poubelles, ce trottoir?” 

Centres nerveux

Gala renonce à m’ac­com­pa­g­n­er à Paris. Con­vo­ca­tion d’un médecin. Mais alors, qu’y ferai-je? C’est enten­du, je me réjouis de voir mon édi­teur, de par­ler lit­téra­ture, mais la ren­con­tre et la con­ver­sa­tion ne durent pas trois jours! C’est enten­du, la con­ver­sa­tion donne des idées et l’ailleurs redis­tribue les cartes, mais mon édi­teur tra­vaille, il a ses cir­cuits dans la ville et Paris, c’est la France! Mon bord de mer, l’Asie chaude, les paysages minéraux d’A­grabue, je préfère. Et dormir, et rester seul, assis, debout, sans par­ler, voilà; ou alors un vrai vagabondage, selon l’humeur. La vis­ite des cen­tres nerveux de l’Eu­rope, assez goûté! Déjà il a fal­lu venir en Suisse! Allons, ce n’est pas Paris, soyons justes: ce sont les villes, toutes les villes, Lon­dres en novem­bre, ce cauchemar plu­vieux, cette vitesse imprimée aux corps et qui les rend imbé­ciles; vitesse de ceux qui croient réus­sir, vitesse de ceux qui ont per­du, ren­con­tre des deux espèces, régime épuisé et général de la pro­duc­tion; mais aus­si, soyons justes, c’est Paris, cette cour des mir­a­cles qui n’a plus rien de mirac­uleux, cette cap­i­tale d’un monde qui finit.

Lugeaskis

Descente de nuit des Pléaides au chalet de Mon­frère sur des engins dont j’ig­nore le nom: patinettes, luges, lugeoires, véloskis?  Muni d’un volant, d’un patin cen­tral et de deux latéraux, ils sont bas, trop bas. Grands comme nous sommes, nous allons recro­quevil­lés. Il fait nuit, la forêt est ivre, de cail­loux le bal­last et durs les rails du train Les Pléi­ades-Blon­ay. Quant à nos lam­pes frontales, à cette vitesse elles n’é­clairent que nos rires. Nous nous en tirons avec quelques égratignures et des habits déchirés.

Moins fort

Place de la Sal­laz, une classe d’é­cole marche der­rière le maître. Les enfants vont en rang, ils sont sages, ils dis­cu­tent. “Moins fort!”, exige l’adulte. L’ar­chi­tec­ture de ce quarti­er neuf intimide. Immeubles qui se toisent à dis­tance, tons graves de l’hiv­er et un mono­lithe. Peut-être ce par­al­lélépipède avalera-t-il les enfants. Je suis pour voir, mais à la fin il faut me détourn­er vers la mai­son de la radio où je trou­ve, comme la dernière fois, la barbe en sus, André Freudi­ger, l’archiviste, l’écrivain qui fume et souf­fle dans le froid. A l’in­térieur, je suis reçu par Linn Lévy, aimable, plus qu’aimable. Même enjoue­ment chez l’an­i­ma­teur de l’émis­sion Ver­sus. Fasci­nant, cette façon de mon­tr­er le monde sous un bon jour! Le méti­er m’eut épou­van­té! A l’an­tenne, Linn présente Con­stance, dont je par­le avec d’au­tant plus de peine que son ent­hou­si­asme com­mu­ni­catif m’a don­né à croire que ce serait facile, ce que dément l’é­pais­seur étudiée des ques­tions. Elles don­nent l’en­vie de par­ler et amè­nent à la spécu­la­tion. Mais puisque c’est le sujet de ce Guide à l’usage des aveu­gles qu’est Con­stance, la cir­cu­la­tion se fait tant bien que mal. L’heure écoulée, je retourne sur la place de la Sal­laz et fais le tour du mono­lithe. Drôle de pièce de géométrie! Moi, jamais je ne lais­serais un archi­tecte s’oc­cu­per de ma cham­bre: j’au­rai peu d’y per­dre mon latin. Soudain un taxi passe. Je cherche au sol la rai­son de ce pas­sage. Je la trou­ve et ne la trou­ve pas: la place est une voie autorisée au pié­ton qui sert encore de route. Pau­vres enfants! Heureuse­ment, ils ne savent pas le latin. Puis je descends le quarti­er des hôpi­taux, du présent je remonte dans le passé: de l’émis­sion de radio au Cen­tre autonome des années 1981, en pas­sant par la salle rock de la Dolce Vita, rue Car­o­line. Mais ce n’est pas le cen­tre que je veux voir — dont le bâti­ment d’ailleurs est resté intact à tra­vers la mue, autre­fois caserne de pom­piers et incu­ba­teur de chaos, aujour­d’hui soupe pop­u­laire — mais l’emplacement de l’an­cien Cabaret Orwell, ce pre­mier lieu punk de Lau­sanne logé dans un dépôt à out­ils de la colline. Le local a été jeté bas. Con­tre les moel­lons qui tien­nent les pentes du bois l’on voit encore les chablons sprayés il y a trente ans dont celui du groupe H.L.M.

Trat

Quand je me rends à Trat, dans l’est de la Thaï­lande, près de la fron­tière cam­bodgi­en­ne, je dors chez Ki. Le reste de l’an­née, nous échangeons quelques mes­sages. Ils ne suff­isent pas à me restituer le lieu, une cham­bre sur le canal meublée avec le goût d’un homo­sex­uel. Mais ce qui m’é­tonne, c’est de retrou­ver chaque fois les mêmes bruits dans le voisi­nage: mécaniques, ani­maux, intimes. Vastes chauve-souris sur les toits, vélo­mo­teurs trafiqués, masseuse qui morigène son homme alcoolique.

Agrabue

El País pub­lie aujour­d’hui un arti­cle alar­mant sur la démo­gra­phie espag­nole. Il est assor­ti de sta­tis­tiques: des suites de l’ex­ode, les vil­lages se meurent, les pop­u­la­tions ne se renou­vel­lent plus; au-dessous du seuil cri­tique de mille habi­tants, la sit­u­a­tion n’est plus viable. Les zones à risque sont en jaune, puis en orange et en rouge les zones sans espoir. Ma sat­is­fac­tion à con­sul­ter la carte: Agrabue, moins de 90 rési­dents selon le reg­istre de l’État — en réal­ité 28 — est classé: “dis­pari­tion immi­nente”. Je ne me suis pas trompé, c’est là qu’il faut être.

Vieillir

Aux assail­lants qui pas­saient la muraille, je cri­ais : “si nous n’é­tions pas vieux, cons et laids, moi et ma femme vous feri­ons la peau!”

Talent

En Suisse. Dans le train, au départ de Genève, cette fille que je con­nais. Aimable, gen­tille, j’aime le tim­bre de sa voix. J’ig­nore si elle m’a vu. Au bout du couloir, elle s’assied, se relève, engage la con­ver­sa­tion avec le voisin. J’en­tends. Je fais en sorte de ne plus enten­dre. Demeure le plaisir de la con­ver­sa­tion impro­visée: répar­ties mar­quées par la sur­prise, relances, éton­nement, tout cela en par­tie feint, mais enjoué. J’ai de l’ad­mi­ra­tion pour cette spon­tanéité. S’il m’im­pres­sionne, ce n’est pas qu’il est dif­fi­cile, mais qu’il est, pra­tiqué aus­si spon­tané­ment et peut-être chaque jour, la preuve d’une rela­tion généreuse au monde. De mon point de vue qui est mai­gre, je me réjouis­sais pour cette fille et, par delà, pour tous ceux qui qui pour­raient se sen­tir exhaussés par son aimable talent.

Travail

A Cadix, sur la pointe avancée de l’an­cien port, judi­cieuse­ment placée dans un quarti­er pop­u­laire où une par­tie des habi­tants, désœu­vrés, passent leur temps assis sur des bancs à regarder la mer se dresse, blanche et délabrée, une Fac­ulté Uni­ver­si­taire des Sci­ences du Travail.