Nous pensons la liberté, nous pensons l’absence de liberté. Ou du moins, nous croyons le faire. En réalité, nous ne pouvons ni penser la liberté ni penser l’absence de liberté. Ce que nous faisons c’est ressentir l’absence d’un état que nous nommons liberté. Là encore, une contradiction: comment ressentir l’absence de quelque chose dont nous ignorons tout? Et si l’on disait que la mort est la liberté? Que l’absence de toute contradiction saisie par la pensée et ressentie par le corps est la liberté? Si l’on disait que la liberté est l’absence de contradiction?
Mois : décembre 2016
Londres (fin)
L’hôtel où nous logeons à Southend présente les avantages courants d’un quatre étoiles et un avantage spécifique: il est à côté d’un magasin de sport. Raison principale de son choix. Mais après avoir rempli la valise de gants de boxe, de chaussures à coques, de shorts et de chaussettes, il restait à faire quelque chose d’intelligent. Par exemple ce que font des touristes bien élevés, se rendre à la Tate Gallery. Nous avons longuement hésité. Le train, le métro… La cohue. Nous nous sommes décidés. N’étions-nous pas dimanche? A peine débarqués à Stratford, nous voyons notre erreur. Même désordre halluciné des corps que le soir du concert. Que dis-je? Pire! Car, fêtes de Noël oblige, c’est un dimanche ouvrable. Toute la banlieue se répand dans la gare et part à la conquête des galeries commerçantes. Haut le cœur instantané. Je fais signe à Gala. Avec cette boule au ventre, je ne vois pas comment je trouverai la disponibilité d’esprit pour contempler de la peinture. Et nous rentrons. Deux heures de train, voilà notre dimanche.
Effets spéciaux
Dans un supermarché de Southend j’achète une brosse à dents électrique. La moindre de ses vertus n’est pas de reproduire au contact avec la bouche le bruit d’un avion à hélices roulant sur le tarmac avec toutes les nuances liées à l’orientation et à la force du vent. Cet effet spécial qui ne figure pas parmi les qualités vantées du produit rappelle que le hasard fait bien les choses, ce qu’a découvert, il m’en souvient, le réalisateur Jack Arnold, auteur en 1957 du film L’homme qui rétrécit — film inspiré du roman du même nom de ce grand auteur d’épouvante qu’est Richard Matheson (la maison des damnés!) — quand, ne sachant comment donner l’illusion que les gouttes de pluie qui s’abattaient sur la tête d’un Grant Williams rétréci étaient de taille anormales, s’est vu proposé par un ouvrier présent sur le plateau de tournage une capote qu’il suggérait de remplir d’eau.
O2-Arena 3
La question est alors de savoir s’il l’on consent à une série importante et, semble-t-il potentiellement croissante, de sacrifices pour partager un moment de grâce. Si l’on s’engage dans ce pari pour être plus exact, car la grâce, moment supérieur, n’est jamais offerte en principe, mais réservée et distribuée au hasard. Pour moi, la réponse est non. Ce concert magnifique donné par Richard Aschcroft dans une ville de Londres amoncelée d’obstacles, mon esprit ne peut y tendre sachant ce que le corps aura à endurer. Ajoutons que l’artiste qui occupait ce vendredi 9 décembre 2016 la scène de l’O2-Arena a, lui, donné à cette même question, la réponse inverse. Il a survécu en tant qu’artiste à la séparation de The Verve, survécu en tant qu’homme aux ravages de la drogues et, franchissant un à un les obstacles, il s’est présenté avec un micro devant sept mille personnes. Rédemption et transfiguration. Si la grâce est le fruit de la souffrance, le vocabulaire de la religion est le mieux adapté pour exprimer les conditions brutales de la modernité en phase d’auto-destruction.
Masse
L’ère des masses interdit toute spontanéité. Les machines découpent nos activités qui sont désormais marquées par un nombre infini d’arrêts. Nulle action ne peut aller à sa conclusion sans passer par ces immobilités. Ce qui était fluide et naturel devient pénible et contraint. Le monde technique est un monde de la pesanteur. Échapper à cette moderne loi de l’inertie impose de se soustraire au nombre. Seul celui qui fuit les grands établissements humains évitera cette faillite du vivant. La fuite à un prix: l’exigence. Celui qui veut vivre sur des territoires que la masse n’a pas encore soumis au régime du nombre devra faire appel à des talents oubliés. A mesure que ces talents seront rappelés, la vie reviendra.
O2-arena 2
Southend est une ville des faubourgs de Londres. La septième plus importante d’Angleterre, nous dit le chauffeur de taxi. Comme si je disais à un touriste japonais pour lui présenter ma ville, “elle a été douzième au concours des villes fleuries en 2005”. Ce qui n’est pas premier, mérite-t-il qu’on le définisse par la classification? Et d’ailleurs, que nous importe qu’une ville soit première? Retombées du sport? Pour me montrer aimable, je demande au chauffeur s’il y a un port. Il répond que Southend possède la plus longue jetée au monde. Bien. Fin de la conversation. Nous verrons cela demain. Pour l’instant, il fait nuit, il pleut et nous tournons le dos à la mer.
Le train de banlieue de la Great Anglia est à quai. Nous montons. Gala s’enthousiasme pour la qualité des sièges. Revenons à notre chauffeur. Je dis à Gala qu’il faut distinguer entre “town” et “city”. (Soit dit en passant, The town and the city est le titre du premier livre de Jack Kerouac, un roman réaliste écrit à Lowell, dans le Masachussetts, ce que l’on appellerait en Suisse, un patelin). Bref, nous roulons à bord d’un train de proximité qui a son terminus dans la petite banlieue de Londres, à Stratford.
Là, tout se gâte. Il y a foule. Et rapide. Elle court, marche, bouscule, parle, beugle. La gare évoque les prisons de Piranèse. Dédale de trottoirs, de passerelles, d’escaliers, d’ascenseurs, de tourniquets. Tout cela, en mouvement. Les souterrain crachent des milliers de corps. Peu après, il s’engouffrent dans des couloirs aériens. Survient un train, dix trains, cent trains. Qui se vident, et aussitôt remplis plongent dans les tunnels. Nous essayons de gagner un hall. Moi qui croyais que l’Angleterre marchait à gauche. Elle conduit à gauche, mais marche comme elle veut. Et pour cause, la plupart des gens qui se bouscule dans ce système de tubes ignore tout de l’Angleterre: afghanes en burka, africains en boubous, géants russes, sikhs enturbannés, mexicains, polonais, espagnols… Enfin, nous émergeons dans une salle d’accueil (comme dit le département marketing). Un désastre. Les corps en folie passent à travers des machines. Ceux qui rebondissent sont récupérés par des agents de sécurité en gilet de sauvetage orange qui auscultent le droit de passage et forcnte la machine à traité le fuyard. Mon cas est différend. J’arrive de la banlieue en train et je dois prendre un ticket de métro. Mai pour prendre un ticket de métro, il me faut sortir de la gare. Or, mon billet de train ne me permet pas de passer la barrière des machines. Je me mets à la file. Le service de sauvetage est débordé. Quand vient mon tour, un noir qui porte la barbe du Père Noël sur le gilet orange, me dit: “il faut un abonnement”. “Oui, votre ticket est valable, mais pour sortir il faut un abonnement”. “J’ai compris, me dit-il encore, vous voulez acheter un ticket de métro, mais il fallait l’acheter dans votre gare départ”.
- Elle n’en vendait pas.
“C’est possible. Alors je ne peux rien faire pour vous. Suivant!“
Et il se tourne vers une grand-mère en perdition. Je ruse. Je me pousse contre une adolescente, je sors comme si elle et moi ne faisions qu’un. Elle époussette ses fesses et file. J’achète des tickets de métro et retrouve Gala où je l’ai laissée, sur la passerelle aérienne. Elle n’y est plus. Je scrute les bouches de souterrains, les escalators, les quais. J’ai mal au ventre. Cette humanité écrasée, apoplectique, rend malade. Enfin, j’aperçois Gala. A cinquante mètres. J’ai failli la perdre.
“J’ai pris de l’avance” me dit-elle”
“Ne fais plus jamais cela!”, lui dis-je
Maintenant, nous sommes à bord d’une rame qui fonce vers North-Greenwich. Dans le wagon, un échantillon de la population mondiale version Pages en couleur sur les races et les caractères des peuples, éditions 1956. Si mon voisin était nu avec un javelot à la main, cela n’étonnerait personne. Bon dos, le flegme britannique! D’ailleurs quoi tout cela est-il britannique?
Nous quittons la rame. La foule nous porte. Elle marche à la manière d’un manifestation. Nous débouchons sur une esplanade. Des tentes et des caravanes façon la bohème c’est sympathique vendent du thé là la cannelle et du café à des prix prohibitifs. Le courant nous entraîne. Apparaît le O2-Arena. Un chapiteau géant. Pour situer, disons la moitié d’un quartier parisien. Un service d’ordre organise la foule qui marche sur les portes d’entrée. Nous voici dans une file. Puis sur une autre esplanade, intérieure celle-ci, parties communes de l’O2-Arena. Un quartier avec ses cafés, ses magasins, ses kiosques, ses latrines, sauf que ce quartier est sous cloche et qu’il est privé. J’ai une boule à l’estomac. Je m’en veux. D’être à Londres, d’être venu, d’être au monde. Et que le monde soit devenu un enfer. Mais il est trop tard. Faire le chemin en sens inverse est encore plus déraisonnable que de suivre le courant. Quant à rentrer en taxi à Southend, j’y ai pensé — le prix m’a refroidi: Fr.200.- Nous voulons boire une bière. Un, deux, trois; les quatre premiers self-service sont pleins. Dire qu’ils sont pleins n’est pas juste: ils débordent. Des corps en tas. Tous ne tiennent pas debout. Nous tournons en rond, dans la rue, sous la cloche. Impossible de parler. Il faut se concentrer pour ne pas heurter les passants qui arrivent en sens inverse et ne pas être heurté par ceux qui émergent des portes latérales, toilettes, salles de concert, cinémas, salles de jeu, et à nouveau toilettes, salles de concerts… Un bar-restaurant, là! Avec au comptoir, un créneau. Nous pénétrons dans le bar, un placeur nous demande si nous venons pour le restaurant. Trop tard, le créneau s’est refermé. Nous prenons la file. Un père et son fils trouvent extraordinaire que nous soyons venus depuis l’Espagne pour écouter Richard Ashcroft. Moi aussi. Et pour la bière? Difficile, admet le fils. Marche arrière donc. En direction de la salle de concert. A l’entrée, les mêmes anges gardiens que dans la gare de Stratford. En gilets de sauvetage orange. Mais ici, ils agitent des numéros au-dessus des têtes. Je consulte nos billets. 404 et 405. “Assis ou debout?”, crie un ange-gardien. C’est une dame qui ressemble à P.D. James. Elle nous indique un couloir. Il amène aux panneaux détecteurs. “Videz vos poches, retirez vos chaussures!” Le contrôleur nous regarde éberlué: “comment ça pas de téléphone? Madame non plus? Faites-voir!” Nous montons par des escalators. En direction du toit du chapiteau. Les portes ont la taille de semi-remorques. Elles sont barrées de numéros. 420–430-440. Entre les dizaines, des stands de bière. De la Stella Artois. L’Arena est propriété de la multinationale de la téléphonie O2 et O2 travaille avec la marque de bière internationale Stella Artois donc Alexxandre Friederich boira ce soir de la Stella Artois. Dans un verre en plastique. A Fr. 10.- le verre. Servie par un étudiant défoncé. Payé avec des cacahouètes. Nous entrons enfin dans la salle. Pour situer, disons la moitié d’un quartier lausannois. Un placeur vérifie notre ascension à travers les gradins.
Concert.
La salle se rallume. Sept mille personnes sortent en même temps. L’esplanade extérieure ressemble à une fourmilière. Que l’on aurait retournée à la pelle. Des forces de sécurité dirigent au porte-voix les piétons vers les trois directions conseillées, la gare-tu-rentre-à-la-maison, le-bus-tu-rentres-à-la maison, le-village-bohème-sympathique-tu-continues-tasoirée-si-tu-peux-payer.
O2-Arena
Tandis que l’avion atterrit à Londres Southend, je lis les dernières lignes du journal tenu par Maurice G. Dantec tout au long de 1999, Le théâtre des opérations et j’y trouve, juste avant la note dernière qui évoque les bombardements en Tchétchénie, une critique de l’album Urban Hymns de The Verve: “Un pur joyau de la pop’music britannique […] les ornementations orchestrales psychédéliques de The Bitter Sweet Symphony…”. Éloge long, sincère de cet disque clef qui venait de paraître. Deux heures plus tard, nous prenons place avec Gala sur les gradins de la salle de concert O2-Arena dans North-Greenwich. Les écrans qui surmontent la scène s’allument. Encadré de deux gardes, Richard Aschcroft en veston à paillettes a quitté sa loge. Il arpente les souterrain, il marche marche vers la scène. Sept mille personnes applaudissent ces images. Parcouru de rais stromboscopiques, la foule ressemble à un tapis de pixels. Ecrans noirs, l’ex-chanteur de The Verve apparaît. Il lève les bras et entonne Out Of My Body, premier titre du nouvel album. Sa démarche raide de drogué s’efface quand il attrape sa guitare. Il joue This Is How It Feels. Derrière, la formation standard, batterie, basse, guitare, clavier; sur les tréteaux, un orchestre de violoncelles et de violons. Cheveux blancs en pagaille, le chef dirige. A l’avant-scène, Richard Aschcroft. Grand bonhomme maigre en costard. Dédaignant tout effet de spectacle, il chante. Pas de danse, de mouvement ostentatoire, de “chorégraphie” comme disent les enfants qui ne voient pas que l’articulation robotique de danseurs ramassés dans les fitness a d’abord pour but de cacher l’indigence de la musique que fabriquent les multinationales. Hormis un Music Is The Power caricatural qui tourne à l’hymne humanitaire et quelques finals cacophoniques qui déparent, un concert de musique pop où chaque note est audible, où la voix ne faiblit pas, où la section à cordes, plus encore que sur les albums, apporte aux compositions cette qualité aérienne qui faisait déjà originalité de The Verve. Et pour finir, après un tour de chant de trente titres qui parcourt tous les albums solos, sous les acclamations, Richard Aschcroft retire ses lunettes de soleil: “maintenant, un titre que vous connaissez, je l’ai écrit il y a vingt ans”. Il baisse la tête, les violons montent en puissance pour The Bitter Sweet Symphony.