Mois : décembre 2016

Désert et pluie

Après avoir cueil­li du houx (les branch­es mâles sont bass­es et dures quand les femelles, plus hautes, por­tent des fruits rouges, je viens l’ap­pren­dre), nous roulons plein sud. Venus par la Castille et Madrid, nous repar­tons par Valence et Mur­cie. Passé les cols de l’Aragon se déploie la plaine de Teru­el. Autant dire le vide. Ici et là, un vil­lage ter­reux autour de son clocher, puis des éten­dues de ter­res sèch­es qui mon­tent con­tre l’hori­zon. Rien d’é­ton­nant à ce paysage lorsqu’il défile pen­dant quelques min­utes, mais au bout d’une heure, le sen­ti­ment change, la con­science s’a­ban­donne à la con­tem­pla­tion, la con­duite devient explo­ration. Plus loin, posés sur ce désert comme des jou­ets, cinquante avions de ligne. A peine un hangar, aucun mou­ve­ment. Le temps est radieux. Nous prenons de l’essence. Mau­vais cal­cul: devant la sta­tion, la garde civile arrête une car­a­vane de gitans. Je roule au pas. Il vaudrait mieux qu’ils ne deman­dent pas mes papiers. Avisant une voie de ser­vice, je m’y engage. Pas de coup de sif­flet. J’achète une bois­son, passe le volant à Gala. Elle roule vers le bar­rage. Les gardes regar­dent les plaques suiss­es. Ils font signe de pass­er. Quelques min­utes plus tard, le ciel trem­ble. Il pleut. Com­ment se fait-il? Je me retourne. Dans le fond, grand bleu, en amont de l’eau noire douche l’au­toroute. Jusqu’à la tombée de la nuit, les essuie-glaces suff­isent. Puis c’est le périphérique de Valence et Man­is­es, le quarti­er de l’aéro­port : j’y allais plusieurs fois par semaine avec Mon­frère quand nous ten­tions d’ou­vrir un bar dans la ville en 1991, ce quarti­er étant alors le seul à pos­séder une piscine publique. Mais de Man­is­es, je ne vois rien, l’or­age a tout emporté et les choses se gâtent. Pour être exact, tour­nent au cauchemar. Des trombes d’eau s’a­bat­tent à tra­vers la nuit, les voitures soulèvent des trombes, les poids-lourds talon­nent, les essuie-glaces peines à évac­uer, les feux et les lignes se mélan­gent. Aux entrées des colonnes et d’autres devant les sor­ties, les auto­mo­bilistes échouent dans la berme. Nous ne pipons mot. Je tiens le volant, je retiens mon souf­fle, j’a­vance les dents ser­rées. Une cham­bre est réservée. Sor­tie 431, dis-je à Gala. Il en reste donc 125. Deux heures d’épou­vante. L’ar­rivée à l’hô­tel nous le con­firme, toute la salle est devant les infor­ma­tions télévisées. Les pom­piers aident les naufragés, la police sec­ourt, les ambu­lances ramassent. Images qui pren­nent une autre réso­nance quand on vient de subir la cat­a­stro­phe: une femme à plat ven­tre accrochée à la por­tière de sa voiture qui flotte sur le fleuve Turia, des maisons le ven­tre rem­plis d’eau, des miliers d’o­r­anges qui roulent à tra­vers champs. Réfugiés dans la cham­bre, nous voyons que le chauffage est avar­ié. Or, je suis déjà au lit. Gala fait mon­ter la récep­tion­niste. Je ne dors pas, je fais sem­blant. Fatigué de lever des obsta­cles. Besoin de repos. Mal m’en prend. Après avoir raflé les cou­ver­tures de réserve, Gala s’en­dort. Je lutte con­tre le froid. N’en pou­vant plus, je fais ce raison­nement: la route, l’eau, le risque et main­tenant, le froid. Il faut pro­test­er, crier. Crions! Et je crie. Si fort, que cela me tire du som­meil. Gala se dresse dans le lit. Quand elle est ren­dormie, je vois que le froid per­siste que je ne vais pas fer­mer l’œil de la nuit. Il est deux heures. Un éclair puis­sant éclaire la cham­bre. Elle donne sur un avant-toit que la pluie tam­bourine. Plutôt, martèle. La cham­bre sec­oue. Je passe un pull, je col­lecte les servi­ettes de bains et les dis­pose en couch­es. A dix heures, réveil. Même pluie, mêmes éclairs, et un pla­fond si bas que l’on sent le toit des immeubles. En bas, dans la salle de télévi­sion, l’am­biance de la veille: images d’eau, de débor­de­ments, de noy­ades, com­men­taires alarmés.

San Juan de la Peña

Trois quart d’heures de route à tra­vers les forêts du mont Oroel pour attein­dre le nou­veau monastère de San Juan de la Peña. Sur un plateau, à mille mètres, le bâti­ment impres­sionne par sa taille. La façade de briques rouge forme un puis­sant rec­tan­gle aux fenêtre alignées. A son extrémité, la façade de l’église décorée dans un style manuelin. A l’hostel­lerie, j’an­nonce que nous allons vis­iter l’an­cien monastère pour prof­iter du dernier soleil. Ce qui a dû faire rire, le bâti­ment du 10ème siè­cle lové sous une roche géante au cœur du bois n’ayant jamais con­nu la lumière naturelle. Là se sont instal­lés à l’époque mudé­jar des moines béné­dictins suite à la décou­verte dans la roche de cette cav­ité. L’anec­dote veut que l’apôtre soit apparu à un chas­seur qui pour­suiv­ant un cerf était tombé dans la grotte. Mais ce qui est attesté, ce sont les deux incendies qui mar­quent l’his­toire du site.  Les con­struc­tions de pierre de l’an­cien monastère ont brûlé forçant les moines a gag­né le plateau où ils con­stru­isirent au XVI­Ième siè­cle un autre monastère que les flammes emportèrent deux cent ans plus tard. Enfin, la République les expul­sa en 1835. Nous dor­mons là, au-dessus des ruines.

Navarre 2

Main­tenant la nuit tombait. Dans ce vil­lage de vingt-huit habi­tants, il y avait un bar. Nous avons pris place au comp­toir. Entre vieil­lards, enfants et petit-enfants, dix per­son­nes patien­taient devant une table mise. Gala frig­ori­fiée me récla­mait une soupe. La Navarre, je ne sais pas, mais l’Es­pagne, ce n’est pas le pays de la soupe. Elle répé­tait “soupette!”. J’ai com­mandé de la bière, j’ai ques­tion­né la patronne. Aidée par son grand-père, une gosse avalait un bouil­lon de pâtes au moyen d’une cuil­lère d’ar­gent.
-Désolé, a fait la patronne, tout ce que ces gens vont manger a été com­mandé.
Alors, buvant nos bières con­tre le feu, nous avons regardé la famille avaler des crevettes, du riz, des piments, du porc et un demi-san­gli­er. Puis nous avons ser­pen­té à tra­vers la mon­tagne pour regag­n­er la val­lée. A dix kilo­mètres, dans un vil­lage de chalets et d’im­meubles de ski, nous avons trou­vé une auberge tenue par des hip­pies. Des bro­chettes de poulet traî­naient sur le comp­toir. La fille les a réchauf­fées. Elles étaient tièdes, cori­aces, salées et sucrées. L’en­seigne annonçait Estrel­la Gali­cia. D’après mes théories (du moins à ce jour),  la meilleure pres­sion d’Es­pagne. J’ai donc com­mandé et com­mandé encore. Un deux, qua­tre, cinq litres. Un berg­er alle­mand se prom­e­nait entre les jambes des clients, de la musique rock jouait. Un des mem­bres de la fratrie avait cloué aux murs des vinyles new-wave. Echo and the bun­ny­men, Devo, Stran­glers. J’au­rais pu lui com­menter cha­cun des titres de ces dis­ques. J’ai essayé. Il m’a dévis­agé l’air amusé. De quoi pou­vais-je bien être en train de causer? A minu­it, nous sommes mon­tés dans la cham­bre. En bas, la fête durait. A qua­tre heures les hip­pies ont passé Israël de Siouxsee.. Les tam­pons de cire n’y suff­i­saient pas. Le matin, nous étions en pleine forme. A dix heures, nous avions l’estom­ac retourné. A midi, nous étions aux affres. J’ai lais­sé Gala devant un thé et je suis retourné à Agrabué. 

Navarre

Don Gabriel est mon­té en voiture. Passé le pont, la route ser­pente à flanc de rocher. Sur deux kilo­mètres, il n’y a plus que de la pierre, du bois, de l’eau. Nous sommes restés dans ce vil­lage de vingt maisons ser­rées entre l’église, le bâti­ment munic­i­pal et une piste de pelote basque. Je m’en­tendais respir­er. Cela m’a plus. J’ai pris Gala par la main et nous avons emprun­té l’une après l’autre les échap­pées. Toutes don­nent sur les champs excep­té celle dont la pente finit sur la berge. Là com­mence un chemin. Les cloches à bétail con­tin­u­aient de tin­ter dans les hau­teurs. A chaque pas, je me dis­ais: “bien, très bien”. En même temps, je cal­cu­lais le prix, mod­este; la dis­tance, énorme; l’éloigne­ment, idéal. Et cette terre dont j’ig­nore tout mais qui sem­ble don­ner des choux, des salades, des patates. Si tout est à ven­dre, à remar­qué Gala, il doit y avoir un prob­lème. Elle sug­gérait je ne sais quelle calamité. J’ai ouvert les bras et j’ai mon­tré le vil­lage: “que veux-tu que les gens fassent ici? Longtemps que le tra­vail a fui”. Sur une façade aux volets clos, un pan­neau indi­quait un numéro de télé­phone. Une voix hési­tante a répon­du. J’ai expliqué que j’ap­pelais pour la vente.
-Quand pour­riez-vous venir?
-Je suis devant le pan­neau.
Deux chats se sont poussé le long du mur, quelque chose à remué der­rière le mur de façade. Un homme habil­lé de bleu et coif­fé d’un bon­net est apparu. Rubal­ca­ba, ex-min­istre du gou­verne­ment social­iste, avait le poil beige; Rajoy, actuel prési­dent d’Es­pagne, le poil noir. J’ai caressé le chat noir. Le beige m’a grif­fé au doigt. L’homme au bon­net s’est excusé.
- Il vient de l’autre côté de la mon­tagne. C’é­tait la bête du chas­seur. Mais comme le type ne fai­sait que chas­s­er, il a émi­gré. Le voici. Avec moi.
Et il a fait signe d’en­tr­er. Il y avait là un apparte­ment com­plet, restau­ré au mil­limètre, ver­nis, fleu­rant bon l’en­caus­tique.
-Tout est neuf, dit l’homme.
Faisant l’ar­ti­cle:
-Jamais rien n’a servi.
-Vous vendez?
-Oui. Enfin, peut-être. Vous savez… Moi, avec tous ces poli­tiques. Pour qu’ils me volent le pro­duit de la vente. Venez voir la suite.
Car il y avait une suite, mais elle n’é­tait pas reliée. Nous sommes ressor­tis. Cette fois, je n’ai caressé que le chat noir. Mon doigt con­tin­u­ait de couler. Nous avons fait le tour du bâti­ment avant d’en­tr­er par une autre porte. Même soin apporté à ce nou­v­el apparte­ment. Tout était fait, y com­pris les lits, comme si une famille riche de Saragosse devait être accueil­lie dans la journée et logée selon les critères du con­fort urbain. Je jetais un œil par la fenêtre. Nous étions bien dans le même vil­lage, médié­val, rus­tique, tout de pierre con­stru­it. Les pièces n’avaient rien à envi­er aux recon­sti­tu­tions his­toriques d’un musée. Et puis, à force d’anec­dotes, de con­fi­dences et de cri­tiques acerbes con­tre l’E­tat, nous avons sym­pa­thisé et l’homme en bleu, Felipe, a décidé de nous faire vis­iter le reste du vil­lage. Il était né dans la mai­son où nous étions. Tra­vail­lait-il? Non. Pour la même rai­son tou­jours. Ne pas engraiss­er les cor­rom­pus. avant de quit­ter l’ap­parte­ment, il désigna les radi­a­teurs, le ther­mo­stat, un out­il­lage dernier cri. Et deux stères de bouleau coupé fin.
-Moi, je préfère chauf­fer avec ça.
Il nous a emmené à la riv­ière. De là, nous sommes mon­tés sur la colline. Désor­mais, le toit de l’église était à nos pieds. Il a ouvert la grille d’une pro­priété.
-Là, c’est un Ecos­sais. Vous pour­riez vous y installer, il ne vient jamais.
Gala était ent­hou­si­aste. Je l’ai freinée:
-Trop lux­ueux.
Main­tenant, nous voyions enfin les vach­es. Elles occu­paient le mon­tagne du chas­seur, au-dessus du lit de la riv­ière. J’ai imag­iné le chat. Il avait franchi ce som­met pour attein­dre Agrabue. L’an­i­mal parais­sait bien petit pour une telle prouesse.
Au moment de se sépar­er, Felipe a dit son nom:
-Piedrafi­ta. Mes aïeuls venaient de l’autre côté des Pyrénées. On m’a dit qu’il y avait des Pier­refit là-bas.
Et il nous a remis la carte de vis­ite de l’E­cos­sais.
-Des années que je ne le vois plus. Il faut que je lui répare son tuyau d’ar­rosage.
Nous avons appelé. C’é­tait un médecin de Glas­gow. Un chirurgien. Il a décroché avant d’ex­pli­quer qu’il était en Afrique et qu’il entrait en salle d’opéra­tions. “Vous pou­vez me rap­pel­er?”
   

En route pour la Navarre

Dans les con­tre­forts pyrénéens, der­rière deux mon­tagnes de sap­ins, Agrabue. Don Gabriel Gon­za­lez de Aragon Ramirez de Espara fait la vis­ite. La mai­son de pierre est au cœur du vil­lage, la porte basse, le soleil frais. Nous entrons. Une pre­mière pièce amé­nagée dans la grange à foin est tra­ver­sée de lour­des solives. Un poêle de tôle rumine.
-Je suis désolé pour les pho­tos, me dit le pro­prié­taire.
-Elle sont excel­lentes.
-Oui.
Je tâte les meubles de planch­es.
-Vous savez, je n’ai pas besoin d’une cui­sine d’ex­po­si­tion.
Nous cir­cu­lons dans les étages. Il y en a deux. En par­tie basse, les cham­bre. Des lits de fer, des madones dans leurs cadres, une chaudière de cuiv­re. L’escalier est bon. Bois et car­relage. Le jardin étroit a son herbe et un arbre. Sur les toits alen­tour, les chem­inées ron­des typ­iques de la région. L’une d’elle sur­mon­tée d’une croix, l’autre d’un crâne. Appuyé à la bar­rière qui mar­que la lim­ite du jardin, je regarde l’église. Sa tour car­rée domine le vil­lage. Puis nous mar­chons dans des rues pavées et rebondies. Les maisons de pierre gris­es sont petites, fortes, belles. De la fumée s’échappe dans le ciel. Com­bi­en d’habi­tants. Vingt-huit. Je cherche la riv­ière. Elle coule juste là, à quelques pas de la place prin­ci­pale. Lit large, maquil­lé de galets. Une femme bêche un potager. De gross­es mottes de terre noire. Des cloches réson­nent. Je lève les yeux. Le trou­peau est éparpil­lé dans la hau­teur. Il broute des sen­tiers accrochés à la mon­tagne. La mai­son a un nom, Casa Nieves. 
 

En route pour l’Aragon

Pour un Espag­nol, être autre c’est faire la même chose autrement.

Destroyer

Si j’en­reg­is­trais de la tech­no, j’aimerais attein­dre par la même ironie cri­tique au degré de néga­tiv­ité d’un Destroy­er dans Musi­cal Trashcan.

Terrorisme

La guerre au fan­tasme. Ter­ror­iste par exem­ple. Je ne dis pas que ces demi-fous n’ex­is­tent pas, qu’ils ne sèment pas la mort. Je dis que l’essen­tiel pour les tireurs de ficelles est le poten­tiel fan­tas­ma­tique du ter­ror­iste. Pour faire la guerre, il faut des moyens et ces moyens, ven­du par les tireurs de ficelle, sont fac­turés au peu­ple. Et puis une fan­tasme, ça aveu­gle. Com­bi­nai­son gagnante.

Les maîtres

“Il n’y a pas de maîtres! Il ne doit pas y avoir de maîtres! Le peu­ple doit choisir son des­tin!”, dis­ent les maîtres. Puis ils vont en coulisse et pren­nent les décisions.

Bar

Cinquième étage de l’Hô­tel. Le bar vit­ré donne sur l’aéro­port. Un cou­ple devant moi. En gris. Solide gail­lard de cinquante ans et sa femme, non sans lour­deurs. Il sont assis face à l’écran de télévi­sion qui dif­fuse les résul­tats du crick­et. Et silen­cieux. Résul­tats du foot­ball, silen­cieux. Nou­velles poli­tiques, silen­cieux. Vieux cou­ple, me dis-je. Puis la femme se tourne vers son gail­lard et lui par­le mains devant. Ils sont muets.